Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/194

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quelqu’un était venu me dire alors que j’y retomberais de nouveau, je lui aurais ri au nez. Il se peut qu’il n’eût pas conscience de cette ardeur extrême de mon ressentiment ; je crois néanmoins qu’il était trop subtil pour cela ; il en était arrivé plutôt, après une longue vie d’oisiveté, à un impérieux besoin de compagnie, qui l’obligeait à tolérer mon aversion non dissimulée. Il est certain, en tout cas, qu’il aimait s’écouter parler, comme d’ailleurs il aimait toutes les facultés et les parties de son individu : – genre de faiblesse qui s’attache presque fatalement aux méchants. Je l’ai vu, lorsque je me montrais récalcitrant, s’embarquer en de longs discours avec le capitaine ; et ce, nonobstant que l’autre ne dissimulât point son ennui, tambourinant des doigts et battant du pied, et répliquant par de simples grognements.

La première semaine écoulée, nous trouvâmes des vents contraires et du mauvais temps. La mer était grosse. Le Nonesuch, bateau de construction ancienne, et mal arrimé, roulait au-delà de toute expression. Nous ne faisions aucun progrès sur notre route. Une insupportable mauvaise humeur s’abattit sur le navire : hommes, quartiers-maîtres et officiers se querellaient tout le long du jour. Un gros mot d’une part, et un coup de l’autre, était pain quotidien. À certains moments, tout l’équipage à la fois refusait l’obéissance ; et nous autres de l’arrière prîmes deux fois les armes – c’était la première fois de ma vie que j’en portais – crainte d’une mutinerie.

Au pis de cette fâcheuse période survint une bourrasque de vent telle que nous nous attendions à sombrer. Je fus enfermé dans la cabine depuis un certain midi jusqu’au lendemain soir ; le Maître s’était amarré quelque part sur le pont ; Secundra Dass avait absorbé quelque drogue et gisait inerte ; et l’on peut dire que je passai toutes ces heures dans une entière solitude. Tout d’abord je fus paralysé par l’effroi, presque incapable de penser, et mon cerveau me semblait être congelé. Puis j’entrevis un rayon d’espérance. Si le Nonesuch sombrait, il entraînerait