Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/193

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

supportais et, lorsque je rebutais ses avances, allant se coucher sur le pont pour lire. Le volume qu’il avait apporté à bord était la fameuse Clarissa de Mr. Richardson, et, entre autres petites attentions, il m’en lisait tout haut des passages ; et aucun diseur n’eût su donner plus de force aux parties pathétiques de l’œuvre. Je lui répliquais par des extraits de la Bible, qui constituait toute la bibliothèque – et qui était toute nouvelle pour moi, car mes devoirs religieux (je l’avoue à regret) ont toujours été et sont encore aujourd’hui des plus négligés. Il goûta les mérites du livre en connaisseur qu’il était ; et parfois il me le prenait des mains, le feuilletant en homme familiarisé avec le texte, et l’habile déclamateur me donnait un Roland pour mon Olivier. Mais il était curieux de voir combien peu il se faisait à lui-même l’application de sa lecture ; elle passait loin au-dessus de sa tête comme le tonnerre d’été : Lovelace et Clarissa, les récits de la générosité de David, les psaumes de la Pénitence, les solennelles questions du Livre de Job, la poésie touchante d’Isaïe n’étaient pour lui qu’une source de divertissement, comme un raclement de crincrin dans un cabaret. Cette sensibilité superficielle et cette obnubilation intime m’indisposèrent contre lui ; elles s’accordaient trop bien avec cette impudente callosité que je savais cachée sous le vernis de ses belles manières ; et tantôt il m’inspirait le même dégoût que s’il eût été difforme – et d’autres fois la même répulsion qu’un être à demi spectral. À certains moments je me le figurais tel qu’un fantoche de carton – comme si un coup sec frappé dans ce modelage superficiel n’eût rencontré par-dessous que le vide. Cette appréhension (pas uniquement imaginaire, je crois) me fit détester encore plus son voisinage ; il m’arrivait à présent de me sentir parcouru d’un frisson à son approche ; j’ai failli plusieurs fois pousser un cri ; d’autres jours, j’avais envie de le battre. À cette disposition d’esprit contribuait sans doute le remords de m’être laissé aller, durant nos derniers jours à Durrisdeer, à une certaine tolérance à son égard, et si