Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/236

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

elle le rendit à sa noblesse primitive ; ses larmes s’arrêtèrent ; il me remercia, me dit ses regrets, se coucha, et s’endormit bientôt profondément. À peine levé, le lendemain matin, il s’attabla pour commencer une lettre à Mylady : lettre pleine de tendresse, mais qu’il n’acheva jamais. Car toutes communications avec New York se faisaient par mon entremise, et on a pu voir que c’était là une tâche ingrate. Quoi dire à ma maîtresse, et en quels termes, et jusqu’à quel point pousser le mensonge et la cruauté, – ces problèmes m’empêchaient souvent de dormir.

Cependant, Mylord attendait avec une impatience croissante les nouvelles de ses complices. Harris, sans doute, lui avait promis de faire diligence ; le temps était déjà plus que passé de recevoir un mot de lui ; et l’attente est mauvaise conseillère chez un homme d’intelligence débilitée. La pensée de Mylord, dans cet intervalle, ne fut occupée qu’à suivre à travers le désert cette expédition dont la réussite lui importait si fort. Il évoquait sans cesse leur campement, leur avance, les aspects de la contrée, la perpétration suivant mille modes divers du même acte affreux, et le spectacle consécutif des os du Maître épars dans le vent. Ces méditations cachées et criminelles, je les voyais continuellement surgir dans sa conversation, comme des lapins hors de leurs trous. Et il n’est guère étonnant que le théâtre de sa méditation exerçât peu à peu sur lui une attraction physique.

On sait quel prétexte il invoqua. Sir William Johnson avait une mission diplomatique à remplir dans ces parages ; et Mylord et moi (par curiosité, soi-disant) partîmes en sa compagnie. Sir William était bien accompagné et libéralement fourni. Des chasseurs nous apportaient du gibier, chaque jour on pêchait du poisson pour nous dans les rivières, et le brandy coulait comme de l’eau. Nous marchions le jour et dressions notre camp pour la nuit, à la manière militaire ; on plaçait des sentinelles ; chacun avait ses fonctions désignées ; et Sir William était le centre où tout aboutissait. Cette expédition offrait maints détails qui