Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/237

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eussent, en autre temps, été susceptibles de m’intéresser ; mais, pour notre malheur, la saison était des plus rudes, le ciel d’abord pur, mais les nuits glacées dès le début. Un vent douloureusement coupant soufflait presque sans arrêt, et nous étions assis dans le bateau avec des ongles bleuis, et la nuit, cependant que nous nous rôtissions la figure au feu, nos habits semblaient de papier sur notre dos. Une effroyable solitude environnait nos pas ; la terre était absolument désertée, nulle fumée de feux, et, à part un unique bateau de marchands le deuxième jour, nulle rencontre de voyageurs. À vrai dire, il était tard en saison, mais cet abandon émut Sir William lui-même ; et je l’ai ouï plus d’une fois exprimer son inquiétude. « Je crains d’arriver trop tard ; ils doivent avoir déterré la hache », disait-il ; et les événements nous prouvèrent qu’il avait raisonné juste.

Je ne saurais dépeindre l’accablement de mon âme durant ce voyage. Je ne suis pas de ces esprits amoureux du nouveau ; voir l’hiver approcher et me trouver perdu si loin de toute habitation, cela m’oppressait comme un cauchemar ; il me semblait presque braver la puissance divine ; et cette idée, qui, je suppose, me classe parmi les lâches, s’aggravait encore de ma connaissance secrète du but que nous poursuivions. J’étais d’ailleurs accaparé par mes devoirs envers Sir William, que j’avais la corvée de distraire ; car Mylord était perdu dans un état voisin du somnambulisme, promenant sur la forêt un œil hagard, dormant à peine, et ne prononçant quelquefois pas vingt mots de la journée. Ce qu’il disait signifiait encore quelque chose ; mais cela concernait presque inévitablement cette troupe qu’il guettait avec une obstination démente. Il répétait souvent à Sir William, et toujours comme s’il s’agissait d’une nouveauté, qu’il avait « un frère quelque part dans la forêt », et il lui demandait si les sentinelles eussent l’ordre de « s’informer de lui ». « J’attends avec impatience des nouvelles de mon frère », disait-il. Et parfois, en cours de route, il se figurait apercevoir un canot au loin sur le fleuve, ou un