Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/62

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mais il se dépêtra et revint vers moi. Mes genoux s’entrechoquaient.

– Le diable vous emporte, Francis, dit-il. Je crois après tout que vous n’êtes qu’un poltron. Je viens de faire justice d’un pirate. Et nous voici entièrement libres de la Sarah ! Qui peut dire à présent si nous avons trempé dans quelque irrégularité ?

Je lui assurai qu’il me faisait injure ; mais mon sens de l’humanité était si touché par cette action atroce que le souffle me manquait pour lui répondre.

– Allons, dit-il, tâchez d’être plus résolu. Notre besoin de cet homme cessait du moment où il vous avait montré le sentier ; et vous ne nierez pas que j’eusse été fou de laisser échapper une si belle occasion.

Je reconnus qu’il avait raison, en principe. Néanmoins, je ne pouvais m’empêcher de verser des pleurs, – nullement déshonorants ; et il me fallut boire une gorgée de rhum pour me rendre la force d’avancer. Je le répète, je suis loin d’avoir honte de ma généreuse émotion : la pitié honore le guerrier ; et cependant je ne saurais tout à fait blâmer Ballantrae, dont le geste fut réellement heureux, car nous trouvâmes le sentier sans autre mésaventure et, le même soir, vers le coucher du soleil, nous atteignîmes l’extrémité du marais.

Nous étions trop harassés pour aller plus loin ; sur le sable sec, encore échauffé par les rayons du soleil, et à l’abri d’un bois de pins, nous nous couchâmes et fûmes aussitôt plongés dans le sommeil.

Nous nous éveillâmes très tôt, fort abattus, et commençâmes un entretien qui faillit dégénérer en coups. Nous étions là, jetés sur la côte des provinces du Sud, à mille milles de tout établissement français : voyage redoutable, au cours duquel nous attendaient mille périls ; et à coup sûr, si notre amitié fut jamais nécessaire, c’était en une pareille heure. J’imagine que Ballantrae avait perdu le sens exact de la politesse ; en fait, ma supposition n’a rien d’étrange, après notre longue cohabitation avec de tels loups de mer ; mais