Page:Stevenson - Le Maître de Ballantrae, 1989.djvu/92

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n’aurais su prononcer une parole : même appeler un domestique était hors de mon pouvoir ; je préférai servir moi-même cet homme ; je me détournai en silence et descendis la grande charmille, le cœur plein de rage et de désespoir.

Il faisait obscur sous les arbres, et je marchai devant moi sans plus savoir ce que j’étais venu faire là, jusqu’au moment où je faillis me rompre le cou sur les valises. Ce fut alors que je fis une curieuse remarque : tout à l’heure, j’en portais deux sans presque m’en apercevoir ; à présent, une me suffisait, et au-delà. Il me fallut donc faire deux voyages, ce qui me retint un bon moment éloigné de la salle.

Lorsque j’y entrai, les effusions de l’accueil avaient pris fin depuis longtemps : on venait de se mettre à table ; mais, inadvertance qui me piqua au vif, ma place avait été oubliée. Je venais de voir le retour du Maître sous une face ; j’allais apercevoir l’autre. Il fut le premier à remarquer mon arrivée, et eut un léger mouvement de recul analogue au mien. Puis, il se leva avec vivacité.

– Voilà que j’ai pris la place du bon Mackellar ! s’écria-t-il. John, mettez un autre couvert pour Mr. Bally ; j’affirme qu’il n’est venu déranger personne ; et votre table est assez grande pour nous tous.

J’en crus à peine mes oreilles, et mes sens, lorsqu’il me saisit aux épaules et, tout riant, m’assit à ma place ordinaire, – tant sa voix était affectueuse et gaie. Et tandis que John mettait le nouveau couvert (il y insista encore : pour lui), il alla s’accouder au fauteuil de son père, en considérant le vieillard qui se détourna pour lever les yeux vers son fils, avec une si douce tendresse mutuelle que je faillis, de stupéfaction, me prendre la tête à deux mains.

Et tout fut à l’avenant. Ses lèvres n’eurent pas un mot rude, ni le moindre ricanement. Renonçant même à son roide accent anglais, il parlait la chère langue écossaise, qui donne plus de valeur aux paroles tendres ; et bien qu’il conservât une gracieuse élégance fort étrangère à nos façons de Durrisdeer, ses airs de