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Il prit le verre, le vida, et un peu de couleur lui revint aux joues.

« Merci encore ! dit-il, cela va au cœur. »

Le major, quand ensuite je lui tendis le verre, l’accepta le plus volontiers du monde. Il continua à user de la bouteille pendant tout le reste de la matinée, tantôt avec des excuses, et tantôt sans, de telle sorte que la bouteille se trouva vide avant que le dîner fût servi. Ce fut, en vérité, le repas que le major s’était prédit à lui-même : du bœuf, des légumes, de la moutarde dans une soucoupe, et de la bière dans une cruche brune où l’on voyait peints des chevaux, des chiens, des chasseurs, un renard et un gigantesque John Bull, — l’exacte image de mon ami Burchell Fenn, — assis au milieu et fumant sa pipe. La bière était d’assez bonne qualité ; mais le major crut devoir la couper de brandy, « pour son rhume », disait-il. Il m’exprima à plusieurs reprises ce désir hygiénique ; et, comme je feignais de ne point l’entendre, par crainte des effets d’un pareil excès de boisson, il finit par commander lui-même une seconde bouteille.

Quant au colonel, il ne mangeait presque rien, restait perdu dans ses rêves et ne se réveillait que pour de courts instants. Durant chacun de ces intervalles de lucidité, il me témoignait une courtoisie bienveillante et familière qui m’attachait à lui plus que je ne saurais dire : « Champdivers, mon garçon, à votre santé disait-il. Le major et moi avons eu une marche très pénible, cette nuit, et je croyais bien que je ne pourrais rien manger. Mais votre heureuse idée de l’eau-de-vie a fait de moi un autre homme ! » Sur quoi il prenait un grand air d’entrain, se coupait une bouchée ; et puis, avant de l’avoir avalée, de nouveau il avait oublié son dîner, ses compagnons, l’endroit où il était, pour s’absorber de nouveau dans la vision d’une chambre de malade, quelque part, en France. Le dîner était à peine achevé que le vieillard succomba à un sommeil léthargique ; nous l’aidâmes à s’étendre sur l’un des matelas, où, aussitôt, ses membres s’immobili-