Page:Stevenson - Saint-Yves.djvu/125

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sèrent, son souffle parut s’arrêter ; d’un instant à l’autre nous nous attendions à voir s’éteindre son reste de vie.

Je restai seul à table avec le major. Notre tête-à-tête ne fut d’ailleurs pas long ; mais il fut, en revanche, des plus animés. Le brave major buvait comme un Anglais ; il criait, donnait des coups de poing sur la table, entonnait des chansons, se querellait pour se réconcilier aussitôt ; enfin il essaya de lancer par la fenêtre la vaisselle du dîner, exploit qui se trouva heureusement au-dessus de ses forces. Étant donnés des fugitifs tenus à la discrétion la plus rigoureuse, jamais on ne vit carnaval plus bruyant ; et le colonel continuait à dormir comme un enfant. Donc, voyant le major avancé au point où il l’était, je ne trouvai d’autre moyen que de le pousser jusqu’au bout : je lui versai verre sur verre, je le pressai de toasts et, plus tôt même que je ne l’aurais espéré, il commença à devenir incohérent. Avec une obstination fréquente chez les personnes de sa sorte, il ne consentit point à se coucher sur l’un des matelas avant que je me fusse étendu sur un autre. Mais la comédie ne fut pas de longue durée : bientôt mon major ronflait comme une musique militaire, et je pouvais me relever, pour réfléchir plus à l’aise sur les difficultés de ma situation.

Je comparais ma vie de la veille avec celle du jour présent : l’aisance, l’agrément, l’exercice en plein air et les aimables auberges de l’une avec l’ennui, l’anxiété, l’incommodité de l’autre. Je me rappelais que j’étais entre les mains de Fenn, un coquin dont j’avais éprouvé la fausseté et dont, peut-être, je ne connaissais pas encore la rancune. J’avais devant moi des nuits de cahots dans le chariot couvert, des jours de désolation dans des cachettes de hasard : le cœur me manquait, et j’étais bien tenté de dire adieu à mes deux compagnons pour reprendre mon ancienne manière de voyager. Ce fut la pensée du colonel qui, seule, m’en empêcha. Je ne savais presque rien de lui : mais déjà je l’avais jugé un homme d’une nature enfantine, avec ce délicieux mélange d’innocence et de