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d’entrée avec, devant lui, une jatte remplie de pièces de six pence. Je lui jetai une pièce d’une couronne.

« Je ne rends pas la monnaie ! murmura-t-il en s’éveillant de sa somnolence pour prendre dans sa poche un paquet de cartes roses.

— Gardez le reste pour vous ! » m’écriai-je en lui arrachant une carte des mains.

Je me retournai encore un instant, avant de me perdre dans la foule. C’était à présent le gilet de moleskine qui tenait l’avance. Il était arrivé déjà au niveau de la carrière, tandis que l’homme au manteau gris faisait de son mieux pour le rejoindre, et que mon cousin, tout essoufflé, fermait le cortège.

Deux ou trois employés, debout à l’entrée de l’enclos, me suivirent des yeux avec curiosité. Avec ma tête nue et mon costume de gala, ils me prirent évidemment pour un joyeux ivrogne, venu se distraire là après une nuit de ribote. C’est du moins ainsi que j’interprétai leur pensée, et aussitôt une nouvelle inspiration s’offrit à moi. J’avais à pénétrer jusqu’au centre de la foule ; or, je me rappelai qu’une foule a toujours une indulgence exceptionnelle pour un ivrogne. Je résolus donc de me donner toutes les apparences de l’ébriété la plus crapuleuse. Grognant, hoquetant, fredonnant, m’excusant à tort et à travers avec une politesse incohérente, je me frayai un chemin parmi la masse des spectateurs, qui me laissèrent passer avec sympathie.

Je crois bien, d’ailleurs, que mon arrivée fut, pour cette foule, une distraction providentielle. Ces braves gens commençaient à s’ennuyer démesurément. Jamais je n’ai vu une assemblée plus trempée, plus fraîche, ni moins enthousiaste. Bien que la pluie eût cessé, et qu’un petit soleil d’hiver se fût mis à briller, bon nombre de spectateurs, s’obstinaient à tenir leurs parapluies ouverts, avec la mine la plus maussade qu’on puisse imaginer. Et l’abominable musique de l’orchestre achevait de répandre sur tout le pré la plus morne mélancolie.