Page:Stirner - L’Unique et sa propriété, trad. Reclaire, 1900.djvu/58

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faudrait, pour qu’il continuât à sentir leur poids, qu’il fût assez borné pour leur accorder encore quelque importance, ce qui témoignerait manifestement qu’il n’a pas encore complètement perdu de vue la « chère vie ».

Celui qui s’applique exclusivement à se savoir et à se sentir un pur esprit s’inquiète peu des éventualités fâcheuses qui peuvent l’atteindre et ne songe nullement aux dispositions à prendre pour s’assurer une vie libre et agréable.

Les désagréments que les hasards de la vie font naître des choses ne l’affectent point, car il ne vit que par l’esprit et d’aliments tout spirituels. Sans doute, comme le premier animal venu, mais sans presque s’en apercevoir, il boit, il mange, et quand la pâture vient à lui faire défaut, son corps succombe ; mais en tant qu’esprit il se sait immortel, et ses yeux se ferment au milieu d’une méditation ou d’une prière.

Toute sa vie tient dans ses rapports avec le spirituel : il pense, et le reste n’est rien ; quelque direction que prenne son activité dans le domaine de l’esprit, prière, contemplation ou spéculation philosophique, toujours ses efforts se réalisent sous la forme d’une pensée. Aussi Descartes, lorsqu’il fut parvenu à la parfaite conscience de cette vérité, pouvait-il s’écrier : « Je pense, c’est-à-dire je suis ». Cela signifie que c’est ma pensée qui est mon être et ma vie, que je n’ai d’autre vie que ma vie spirituelle, que je n’ai d’autre existence que mon existence en tant qu’esprit, ou, enfin, que je suis absolument esprit et rien qu’esprit. L’infortuné Peter Schlemihl, qui avait perdu son ombre, est le portrait de cet homme devenu esprit, car le corps de l’esprit ne fait pas d’ombre. Il en était tout autrement chez les Anciens ! Si énergique, si virile que pût être leur attitude vis-à-vis de la puissance des choses, ils ne pouvaient faire autrement que de reconnaître cette puissance, et leur pouvoir se bornait à protéger autant que possible leur vie contre elle.