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richement coloriée qu’un vase étrusque, remplie de menu bois d’aloès, dont la flamme blanche et pure répandait plus de parfums que de clarté.

Au centre de ce sanctuaire s’élevait un autel carré, soutenu par des pieds de bronze et recouvert des plus riches tissus des Indes et de Perse : voiles d’or et de soie, cachemires aux vives couleurs, gaze brodée d’argent et d’écarlate, tout se mêlait, se confondait en draperies ondoyantes qui serpentaient autour de cette espèce de lit, fait de quatre couches du coton le plus fin et le plus blanc.

De chaque côté de ce lit, deux énormes éventails de plumes de paon rafraîchissaient l’air, agités par des mains invisibles.

Enfin, couché dans ce lit, coiffé d’une royale couronne de plumes de grues, ornée de diamants, apparaissait, au milieu des plaques d’or qui flamboyaient sur ses épaules, des signes symboliques éblouissants de pierreries qui étincelaient sur sa poitrine, sur ses bras, autour de son cou, apparaissait, dis-je, l’air grave, soucieux, préoccupé, apparaissait l’ex-debitant, l’ex-capitaine de frégate, l’ex-marquis de Longetour, pour le moment élu du grand scheik des vallons verts.

Le digne marquis était prodigieusement engraissé. Sa figure, vermeille, lisse et pleine, annonçait une santé parfaite ; et sa longue barbe lui donnait un certain air druidique assez imposant.

Pourtant le mari d’Élisabeth fit une grimace colérique en voyant Barca-Gana soulever respectueusement la couverture de cachemire pour glisser dans le lit l’œuf sacré.

— Allons, bon, dit le marquis, bon ! encore un à faire éclore !

Ces animaux-là me prennent pour un four ou pour une poule couveuse ! Ils abusent diablement de ma chaleur naturelle pour faire sortir de leur coquille ces maudites grues ! Et si on me les laissait encore ! ça me ferait une compagnie, ces animaux s’attacheraient à moi… Mais non : une fois qu’ils peuvent se tenir sur leurs pattes, on me les enlève. Allons, allons ! c’est bon : va-t’en, vieil animal, dit le marquis en voyant les génuflexions de Barca-Gana, qui sortait du sanctuaire à reculons. Allons, me voilà en repos jusqu’à dix heures.

À dix heures, ils m’apporteront des lézards cuits dans des épices et des dattes confites dans du miel et de la crème. J’ai eu une peine inouïe à m’habituer à ces repas-là, et maintenant je m’en trouve bien : je me fais aux lézards. C’est pourtant une drôle de nourriture. Mon Dieu ! mon Dieu ! qui m’aurait dit, il y a quatre mois, quand je faisais ma partie de dominos au café Saint-Magloire, qu’un jour je serais réduit à couver des œufs de grue en Afrique et à manger des lézards ?

Dame ! aussi, pourquoi le lieutenant a-t-il été assez scélérat pour m’abandonner dans la corvette ! Oh ! je ne lui pardonnerai jamais ça ; et si je revois la France… Car enfin, s’il ne m’avait pas abandonné, ce misérable Sam-Baï, qu’ils ont bêtement laissé échapper en prenant le renégat pour un marchand de blés d’Odessa ; cet infâme apostat venant, le soir même du naufrage, de je ne sais quelle croisière maudite, n’aurait pas vu la corvette échouée sur le banc et prête à s’engloutir ; n’aurait pas envoyé ses gens pour piller à bord ; ne m’aurait pas trouvé dans mon cadre plus mort que vif ; ne m’aurait pas pris à son bord, amené sur la côte, et vendu comme esclave à un enragé qui a voulu d’abord me faire faire des tonneaux. Puis, voyant que je n’y mordais pas, il m’a mis à tirer de l’eau ; mais je n’étais pas assez fort. Enfin, heureusement pour moi, je dis heureusement, parce que c’est un bonheur auprès de mes autres existences, cet animal à grande barbe a troqué contre moi un chameau et deux fusils, et il m’a amené dans ces montagnes, m’a attaché dans ce diable de lit, m’a couvert d’oripeaux, et depuis trente-trois jours me fait faire le bête de métier que je fais. Jusqu’à quand cela durera-t-il, mon Dieu ! Et les autres !… Où sont-ils maintenant ? Et le coquin de lieutenant ? et Alice ? et madame de Blène ? et l’équipage ? et leur radeau ? Noyés peut-être… Je suis mieux ici. Mais quel mieux ! Oh ! Élisabeth !… Élisabeth ! Maudite soit-tu vingt fois… C’est ta faute ; sans toi, je serais encore rue de Grammont à vendre du makouba, à la bonne prise.

Et le bonhomme resta pensif, absorbé, jusqu’à l’heure de son repas ; après quoi il s’endormit du sommeil des justes et des élus du grand scheik des vallons verts.

Le lendemain matin le marquis fut réveillé en sursaut par un bruit inaccoutumé. Au lieu de la langue aiguë et gutturale qui résonnait dans le temple, il entendit des voix européennes. Son cœur battit, et il pensa mourir de joie en voyant son grand rideau s’ouvrir, et trois officiers anglais, en habits rouges, s’avancer de l’air du monde le plus dévotieux, conduits par Barca-Gana, qui voulait bien les admettre à adorer le saint mystère.

À peine le marquis les eut-il aperçus qu’il s’écria, palpitant : — Au nom du ciel ! qui que vous soyez, ayez pitié de moi.

Les trois Anglais se regardèrent avec un inconcevable étonnement ; car ils étaient bien loin d’avoir reconnu un Européen sous ce bizarre accoutrement.

— Vous êtes Français, monsieur ? dit l’un d’eux. — Oui, mon Dieu ! Français ; capitaine de frégate, et ici depuis trente-trois jours, pour mes péchés. Par pitié, emmenez-moi… sauvez-moi. — Il est impossible, monsieur, reprit le bon Anglais, de vous enlever par force ; mais je me rends à Tripoli, au retour d’un voyage dans l’intérieur de l’Afrique, ordonné par lord Bathurst. Je verrai le consul de votre nation, monsieur, et j’userai de l’influence que le nôtre a sur le dey pour vous faire rendre à la liberté. — Et je n’aurai pas assez d’années pour vous bénir, monsieur, si vous réussissez, dit le marquis. — Bon courage, monsieur ! Dans trois jours nous serons à Tripoli, et avant peu vous aurez de nos nouvelles. Adieu, car je crains qu’un plus long entretien ne devienne dangereux pour vous.

En effet, Barca-Gana commençait à froncer le sourcil ; mais l’interprète des Anglais l’ayant rassuré, il conduisit les étrangers hors du temple, et fut absolument rassuré quand il les vit, eux et leur suite, descendre les rampes étagées de ces hautes montagnes.

Ces officiers faisaient partie de l’expédition de découverte qui précéda celle du malheureux et illustre major Laing. Ayant appris par leurs interprètes qu’il existait dans les montagnes de Bournou une secte étrangère à la religion de Mahomet, ils avaient voulu la voir ; et de là leur rencontre fortuite et si heureuse pour l’ex-débitant. Barca-Gana, lui, avait fait une excellente affaire en achetant le marquis.

Selon l’usage de toutes les sectes de l’Indoustan qui adorent les oiseaux, les émigrants de Bournou ne laissaient jamais les oiseaux couver les œufs dont doivent sortir les oiseaux sacrés. Ces oiseaux leur paraissent d’une essence plus pure quand ils doivent à l’homme cette seconde vie que donne l’incubation, Aussi est-ce un grand honneur d’être choisi pour remplir cet office.

Mais Barca-Gana pensa qu’un blanc, qu’un homme d’une espèce si à part, si peu commune, ferait un bien meilleur effet dans le lit sacré aux yeux des croyants, et qu’il féconderait tout aussi bien. C’est mû par ces idées qu’il acheta le bon marquis, comme un charlatan achète, de préférence, un cheval d’une robe extraordinaire pour traîner son char.

Malheureusement Barca-Gana ne jouit pas longtemps de son idée. Les officiers anglais, à leur arrivée à Tripoli, exposèrent l’affaire aux consuls européens ; le dey fut invoqué, et par ses ordres une escorte d’Arabes et le chancelier du consulat partirent pour aller arracher le digne Formon à ses galliniques occupations.

Le dey alla même plus loin pour complaire au consul anglais ; car, sans le consulter, il fit décimer les habitants de Lari, pendre Barca-Gana comme idolâtre, et plaça Leila dans son sérail.

Quant au marquis, il arriva à Tripoli, frais, bien portant, monté sur un chameau du dey. Trois jours après, un navire partant pour Gênes fut chargé d’une dépêche du consul au gouvernement français, et d’un rapport où le marquis fulminait son indignation contre Pierre, qui l’avait enfermé à bord au moment du naufrage ; il annonçait de plus son prochain retour, sitôt qu’une occasion pour la France se rencontrerait.


CHAPITRE XLIX.

Les Juges.


Je requiers justice et vindicte !
P. L. Jacob. — Le Roi des Ribauds.


La dépêche du marquis arriva bien à propos à Cherbourg, où le brick du commerce les deux Amis avait transporté les naufragés du radeau, qu’il avait recueillis en mer le lendemain du jour où ces malheureux avaient été atteints de la calenture.

Depuis quelque temps, le conseil de guerre qui jugeait Pierre, était rassemblé ; l’accusation était basée sur le rapport du journal de la Salamandre, qui, on le sait, avait été conservé sur le radeau.

Pierre était donc accusé de tentative de meurtre suivie d’exécution sur la personne de son commandant, pendant l’exercice de ses fonctions. Les témoins avaient été entendus, et le peu de matelots qui restaient de l’équipage de la Salamandre, au nombre desquels étaient Bouquin et la Joie, furent obligés de témoigner contre le lieutenant ; car les faits étaient si positifs, si évidents, qu’ils ne purent même en atténuer la gravité. Le précieux document envoyé par le marquis vint compléter l’accusation intentée contre Pierre, et donna une vigoureuse impulsion à la procédure, en la renforçant d’un nouveau délit. C’était, je crois, vers le 20 novembre. L’air brumeux du port se condensait en un épais brouillard, qui voilait tous les bâtiments mouillés en rade.

Il était huit heures, et un long canot, amarré au débarcadère du môle, se balançait, soulevé par une houle assez forte. Les canotiers, assis sur leurs bancs, les avirons levés, devisaient entre eux ; tandis que le patron, accroupi à l’arrière, nettoyait avec un soin minutieux les bancs destinés à recevoir probablement des officiers d’un haut grade, à voir le pavillon qui se déployait à la poupe de l’embarcation.

Il fut distrait de son travail par un matelot d’une cinquantaine d’an-