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nées, à cheveux presque blancs, ayant une jambe de bois, mal vêtu, et portant un sac qui annonçait que cet homme arrivait d’un long voyage.

— Maître, dit ce vieux matelot en ôtant un chapeau de paille enduit d’une épaisse couche de goudron ; maître, vous êtes patron de l’amiral, n’est-ce pas ? — Oui. Après ? — C’est que vous me rendriez un grand service de me laisser embarquer à bord de votre canot, pour y aller. — À bord de l’amiral ? — Oui, maître. — Veux-tu filer ton nœud, vieux congre ! C’est ici le canot du général et des officiers supérieurs qui vont au conseil de guerre. — Ah ! mon Dieu, maître ! dit le vieux matelot avec une incroyable expression de crainte et d’angoisse. Quel conseil de guerre ? — Tu m’embêtes, à la fin ! Le conseil qui juge le lieutenant Pierre Huet. — Le lieutenant Huet ! Oh ! dit le marin en cachant son front dans ses mains ridées. — Tu le connais donc ? dit le patron ému sans savoir pourquoi. — Si je le connais ! — Mais, reprit le maître, va-t’en, voilà le général et les officiers. — À vos avirons, vous autres ! et debout.

À ces ordres, les canotiers se levèrent, tenant leur chapeau d’une main et leur aviron de l’autre.

C’était le général et cinq officiers supérieurs.

— Range-toi donc, dit l’amiral en repoussant rudement le vieux marin, qui était resté immobile devant l’embarcation.

Rappelé à lui, le matelot arrêta résolument le général par un pan de son habit.

— Eh bien ! qu’est-ce ? Que diable veut-il, celui-là ? — Général, dit Gratien, — le vieux marin s’appelait ainsi, — général, je viens de Brest à pied, marchant jour et nuit, avec ça, dit-il en frappant sur sa jambe de bois avec son bâton. Ce voyage, je l’ai fait pour voir mon lieutenant, mon brave lieutenant, qui me donne du pain et m’empêche de mourir de faim depuis cinq ans. Oh ! général ! vous me laisserez aller le voir, n’est-ce pas, général ? Un vieux matelot qui aime son officier, ça se conçoit, n’est-ce pas, général ? — C’est trop juste, mon brave ! dit l’officier. Viens, tu verras ton lieutenant. Patron, fais placer cet homme à l’avant. — Oh ! merci, mon général, dit Gratien en se précipitant dans le canot avec la vivacité d’un jeune homme, malgré sa jambe de bois.

Le général occupa la première place de la droite de l’embarcation ; les autres officiers se placèrent suivant leur grade ou leur ancienneté. Et le patron mit le cap sur le vaisseau amiral.

Après quelques minutes de silence, un capitaine de frégate s’adressant au général :

— Savez-vous, général, que la dépêche du commandant Longetour est accablante pour Huet ? — C’est vrai, monsieur ; on n’a jamais vu un plus grand oubli de la discipline ! — Une chose qui me passe, dit un autre, c’est que Huet, sachant que le coffre de journaux était sur le radeau, ne l’ait pas jeté à la mer. C’était si facile, car c’est même un miracle que ce coffre, tout imperméable qu’il fût, y soit resté. — Mais Pierre Huet est un homme d’honneur, monsieur, répondit le général, un brave officier, égaré un moment par l’amour excessif qu’il avait pour son fils. C’est une faute que l’on doit punir, mais qu’on peut excuser. — Si l’on peut excuser une attaque aussi violente contre la discipline, général, répondit l’officier rapporteur, petit homme grêle, sec, aux yeux, faux et verts, car ce n’est pas la première fois que Pierre Huet y attentait, ainsi que nous l’avons vu d’après par les rapports de M. le marquis de Longetour. La discipline était odieuse à M. Pierre Huet, oui, elle lui était odieuse, la discipline, cette reine qui doit régner absolue et tyrannique, ajouta le petit homme d’une voix aigre et avocassière. — Monsieur, dit le général avec une dignité froide et calme qui trahissait pourtant son impatience, monsieur le rapporteur, vous attaquerez l’accusé devant le conseil.

Et le silence le plus absolu régna jusqu’au moment où l’embarcation atteignit le vaisseau amiral.

— Général, ne m’oubliez pas, dit Gratien au moment où l’officier supérieur allait monter à bord. — Non, mon brave. Patron, fais conduire cet homme auprès de M. Pierre Huet. — Oui, général.


CHAPITRE L.

Le Père et le lieutenant.


Un père est le seul Dieu sans athée ici-bas.
Ernest Legouvé. — Poésies inédites.


Dans une des chambres du vaisseau, faiblement éclairée par l’ouverture d’un hublot qui y laissait pénétrer un pâle rayon de lumière, étaient réunies deux personnes, Pierre Huet et Paul.

Pierre, assis devant un bureau couvert de quelques papiers, ne laissait pas voir la moindre émotion ; mais Paul, dans un état de stupeur effrayant, tenait les deux mains de son père dans les siennes en attachant sur lui ses yeux fixes, encore agrandis par sa maigreur, car Paul était méconnaissable, tant la souffrance l’avait changé.

— Mais, disait l’enfant, mais, père… c’est impossible, impossible ! ils ne peuvent te condamner… — Le crime est capital, Paul, répondit Pierre d’une voix sourde. — Mais, au nom du ciel ! explique la vérité, père… Dis ce qui en est ; que c’est faux… enfin, prends un défenseur au moins. — Je vous ai dit, mon fils, que ma faute était réelle, aux yeux du monde. Elle ne le serait pas que je saurais encore me sacrifier au maintien de cette discipline au nom de laquelle on m’accuse. — Mais, mon père, c’est infâme à vous de vouloir mourir ainsi… Je ne suis donc rien pour vous, moi ? — Paul, je suis officier avant que d’être père ; plus le sacrifice est grand, plus il est louable, répondit le fanatique et opiniâtre marin. — Mais, mon Dieu ! savez-vous que c’est un crime que vous commettez là ! s’écria Paul avec violence. Mais vous oubliez donc que, si ma mère vous voit et vous entend, elle vous maudit ; vous oubliez donc que son dernier mot a été : « Vis pour notre Paul ! » Vous savez bien, d’ailleurs, que, si vous mourez, je me tuerai aussi ! — Paul ! dit Pierre avec autorité. — Oui, ajouta l’enfant exaspéré, oui, je me tuerai, à vos pieds, devant vous ; car, à la fin, je me lasserai des sacrifices que je vous fais. Je vis bien, moi ! et mes illusions m’ont été arrachées une à une. Je vis bien, moi ! et Alice est morte à mes yeux en prononçant le nom d’un homme qui ne l’aimait pas et qu’elle m’avait préféré, à moi, qui l’aimais, oh ! qui l’aimais tant ! Je n’ai pas seize ans, et le monde est déjà désert pour moi ; je n’ai plus que vous, vous seul ! Et, pour faire respecter un homme lâche et stupide, vous, brave et loyal, vous mentez… vous mendiez bassement une mort honteuse que vous n’avez pas méritée. — Paul, je fais mon devoir. — Votre devoir ! mais c’est infâme, cela ; votre devoir ! mais vous me le prouvez aussi, vous : tout est égoïsme sur la terre ; car enfin, savez-vous que je pourrais douter de votre amour pour moi, mon père ! — Ô mon Paul, mon enfant, quelle pensée ! dit le pauvre père tout pleurant. — Oh ! pardon, père ! père, pardon ! mais entends-moi, écoute ton Paul que tu aimes tant ; c’est pour toi, c’est pour t’engager à vivre que je te dis tout cela… — Mais, malheureux enfant, tu me tues ; c’est une torture affreuse… Maintenant, je voudrais revenir sur mes pas ; le puis-je ? c’est un fait qui s’est passé aux yeux de l’équipage, c’est un fait clair et patent, avoué par moi, prouvé. Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce à toi à me faire des reproches !… tu devais pourtant bien sentir si mon cœur battait quand nous nous embrassions avant d’aller au feu. — Tu as raison, père, répondit Paul avec un calme qui contrasta singulièrement avec l’exaltation passagère qui l’avait animé un instant, et sa figure prit même une expression de douce sérénité. — Tu as raison, après tout, vois-tu ? ce que je t’en disais, moi… c’était pour toi ; maintenant que tu m’as prouvé que tu ne peux échapper à ton sort… je serai raisonnable.

Pierre ne comprenait pas, mais son cœur se brisait.

— Tu sens bien une chose ; Alice est morte, n’est-ce pas ? Après la mort, fils d’un condamné, il me faudrait quitter la marine, et vivre je ne sais où. Et puis, pour qui vivre ? Avoue donc, père, avoue, au fond de ton cœur de loyal marin, que je serais fou de penser à te survivre. — Paul !… dit Pierre effrayé. — Non, là… figure-toi que moi, moi ton fils, j’ai été condamné à mort… me survivrais-tu ? — Oh ! mon Dieu ! — Mon père, c’est au nom de ma mère que je vous supplie de parler vrai, de dire ce que vous avez dans le cœur. — Voyons, père, me survivrais-tu ?

Pierre ne répondit rien, et cacha sa tête dans ses mains en faisant entendre un gémissement cruel.

— J’en étais sûr, dit l’enfant ; est-ce que je pouvais avoir une pensée qui ne fût pas la tienne ? D’ailleurs, je ne vivrais pas ; tu vois comme je suis souffrant ; je deviendrais fou… mieux vaut mourir avec toi. Ah ça ! père, on te juge aujourd’hui, c’est donc demain… Eh bien ! à demain, père ; là comme au feu, le père et le fils seront côte à côte et tomberont du même coup. Je te demande un peu si je puis désirer, ambitionner autre chose ; si ce n’est pas là la fin conséquente de ma vie maintenant. Mais réponds-moi donc, père ; mon Dieu ! que tu as l’air triste et sérieux ! mais pourquoi ça ? Mais regarde donc ton Paul, au moins, dit l’enfant en abaissant les mains de Pierre qui cachait son visage.

C’est que Pierre éprouvait une émotion impossible à décrire ; il comprenait le désir de son fils. Il sentait que pour son malheureux enfant la vie n’était plus possible, car il jugeait d’après lui ; et il savait que, comme Paul, lui n’eût pas hésité un moment.

— Mais dis donc, père, je ne sais, mais la tête me tourne et le cœur me manque… c’est une de mes faiblesses… Tu vois… que… et… père.

Il pâlit ; ses yeux se fermèrent, et il s’évanouit dans les bras de Pierre. Ce pauvre enfant, usé par les privations du radeau, par le chagrin, était d’une faiblesse inouïe ; c’est au plus s’il y avait huit jours qu’il se levait, convalescent d’une longue et douloureuse maladie.

— Malédiction ! il se trouve mal ; c’est la troisième fois depuis hier…

Et il portait Paul sur son lit.

À ce moment Gratien entra.

— Mon bon lieutenant ! dit-il en prenant les mains de Pierre. — Toi ici, mon vieux Gratien… c’est le ciel qui t’envoie. Aide-moi, aide-moi à secourir mon enfant ! — C’est une faiblesse, lieutenant ; du vinaigre ! — En