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Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/113

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CHAPITRE III.

Le débiteur.


À la vue du marquis, Madeleine se dressa comme un coq de combat en attachant des yeux brillants de colère sur le jeune homme.

Le marquis de Létorière avait alors vingt ans environ. Les portraits qu’on a de lui et les témoignages unanimes de ses contemporains s’accordent à le représenter comme le type de l’idéalité la plus séduisante.

À cet âge, ses proportions, d’une élégance exquise, se rapprochaient plus encore de l’Amour grec que de l’Antinoüs.

Tous les trésors de la statuaire antique n’offraient, dit-on, rien de comparable à la beauté harmonieuse de ses formes. Sous cette enveloppe charmante la nature avait caché des muscles d’acier, un courage de lion, un esprit éminent, une âme élevée, un caractère généreux.

Son visage enchanteur n’était pas d’une beauté sévère et mâle ; mais on ne pouvait rien imaginer de plus joli… et le joli était alors d’un merveilleux à-propos. Une taille et une force herculéennes eussent été une sorte de non-sens, puisqu’on n’avait plus à se barder de fer. Un air digne et grave eût été hors de saison, puisque les imposantes perruques léonines du siècle de Louis XIV n’étaient plus de mode.

Si Létorière porta d’une manière si charmante la poudre rose, les dentelles, les rubans, la soie et les pierreries, c’est que tous ses traits, c’est que toutes ses habitudes étaient doués d’une grâce presque féminine, admirablement en rapport avec l’élégance presque efféminée du costume et de la parure des hommes de ce temps-là. S’il posséda l’art de plaire et de séduire au plus haut degré, c’est que sa physionomie ravissante savait exprimer tour à tour la finesse, la moquerie, la fierté, l’audace, la tendresse et la mélancolie.

Au dire des gens de son temps, le regard et le timbre de la voix du marquis de Létorière avaient surtout un charme et une puissance irrésistibles, que les partisans d’une science nouvelle attribueraient sans doute à l’attrait magnétique.

Mais, à l’époque dont nous parlons, le marquis n’était qu’un pauvre adolescent, et, magnétique ou non, son attrait allait être mis à une rude épreuve par la femme de son tailleur.

Madeleine Landry sentit sa colère s’exaspérer à la vue de son débiteur.

Létorière, trempé de pluie, avait les mains bleues de froid et le front presque caché par les boucles humides de ses beaux cheveux châtains qu’il portait alors sans poudre.

Lorsqu’il vit Madeleine, il ne put réprimer un mouvement d’étonnement chagrin ; pourtant il la salua poliment, et, attachant sur elle ses grands yeux noirs, à la fois si tristes et si doux, il lui dit de sa voix harmonieuse et perlée :

— Que me voulez-vous, madame ?

— Je veux que vous me payiez l’habit que vous avez sur le dos, car il m’appartient… à moi et à mon mari Landry, tailleur de M. le marquis, répliqua Madeleine d’une voix aigre, en toisant insolemment son débiteur.

Une rougeur de honte colora les joues du jeune homme, un mouvement d’amère impatience plissa ses sourcils ; mais il réprima cette émotion, et répondit doucement :

— Je ne puis malheureusement pas vous payer encore, madame.

— Vous ne pouvez pas me payer !… c’est facile à dire ; mais, moi, je ne m’arrange pas de cette monnaie-là ! Quand on n’a pas de quoi payer ses habits, on ne s’en fait pas faire… Je ne sors pas d’ici que je n’aie mon argent… Et Madeleine Landry s’assit brutalement, tandis que Létorière resta debout.

— Écoutez-moi, madame… D’ici à un mois j’ai la certitude de pouvoir vous satisfaire, je vous en donne ma foi de gentilhomme… Ayez seulement l’obligeance de m’accorder un délai… je vous en prie…

Ces mots : « Je vous en prie, » furent prononcés avec une inflexion de voix si noble et si touchante, que Madeleine, déjà frappée de cette profonde infortune qui semblait courageusement soufferte, craignit de se laisser apitoyer. Elle voulut brûler ses vaisseaux, et répondit à la prière de son débiteur par une injure grossière :

— Belle garantie que votre foi de gentilhomme !… Que voulez-vous que je fasse de cela ?

— Madame ! s’écria le marquis ; puis, se contenant, il reprit d’une voix douloureuse et fière : — Madame, il est cruel à vous de me parler ainsi… Vous êtes une femme, je vous dois de l’argent… Je suis chez moi… Que puis-je vous répondre ? Ne cherchez donc pas à rendre plus pénible encore ma position, que je vous souhaite de ne jamais connaître !

— Mais vous n’aurez pas plus d’argent dans un mois que maintenant dit durement Madeleine. C’est une histoire que vous me contez là !

— Si dans un mois mon oncle, M. l’abbé de Vighan, auquel je compte m’adresser, n’est pas revenu de Hanovre, dans un mois je me fais soldat, et le prix de mon engagement vous sera fidèlement remis… Vous le voyez, madame, je puis vous donner ma parole de gentilhomme que vous serez payée.

Le marquis parlait de cette résolution désespérée avec tant de dignité, avec un accent si sincère que Madeleine, émue, se repentit d’avoir été trop loin, et reprit :

— Je ne veux pas vous forcer à vous engager, moi ; mais enfin, je veux être payée : il y a assez longtemps que cela dure… Vendez quelque chose… alors…

— Vendre quelque chose ici, madame ?… Et d’un regard navré il lui montra cette pauvre chambre froide et nue.

À ce geste si cruellement significatif, Madeleine baissa les yeux, son cœur se serra ; pourtant elle ajouta en balbutiant et en montrant les deux cadres dorés :

— Mais ces deux tableaux ?

— Ces tableaux ? et le marquis ajouta d’un air noble et grave : C’est tout ce qui me reste de mon père… de ma mère… Madame, ce sont leurs portraits, et pour la première fois ils voient leur fils rougir de sa pauvreté.

À ces dernières paroles, Madeleine compara l’intérieur de sa maison, où régnait au moins l’aisance, à cette chambre glacée, misérable retraite d’un gentilhomme (alors on croyait encore aux gentilshommes) : elle sentit sa colère se changer presque en pitié, surtout lorsqu’elle s’aperçut que le jeune marquis tremblait de froid sous ses habits mouillés.

Chez les organisations violentes, les contrastes se touchent ; dame Landry, depuis son départ de sa boutique, s’était toujours maintenue dans un état d’irritation presque exaspérée ; ce paroxysme ne put durer : comme tous les sentiments exagérés, sa colère tomba pour ainsi dire à plat dès la première réflexion que lui suggéra son cœur naturellement bon.

Le marquis était si joli, il avait répondu à ses injures avec une dignité si triste et si calme, il paraissait si souffrant du froid, lui sans doute élevé au milieu du luxe, que la brave femme, éprouvant d’ailleurs l’irrésistible attrait qu’inspirait ce singulier personnage, passa presque sans transition de l’outrage au respect, de la dureté à la commisération ; elle rajusta sa coiffure à la hâte, balbutia quelques mots inintelligibles, et disparut au grand étonnement du marquis.

L’ex-régent, qui attendait sans doute l’issue de l’entretien pour sortir de son antre, entrebâilla la porte de son cabinet et dit :

— Cette misérable harpie est donc partie ? Pardonnez-moi ! mais j’ai lâchement fui devant l’ennemi…

— Vous étiez là, mon bon Dominique ? Eh bien ! vous avez entendu ; mon Dieu… mon Dieu… quelle humiliation ! Passer aux yeux de cette femme pour un homme de mauvaise foi ! Ah ! c’est horrible ! Dominique, je suis résolu ; si mon oncle n’arrive pas, je me fais soldat. Je paye cette dette maudite du prix de mon engagement ; au moins, ainsi, je n’aurai plus à rougir.

— Vous engager ! renoncer à toutes vos espérances !

— Ce sont des folies. Je suis encore allé aujourd’hui au palais. Il n’y a aucun espoir. Il faudrait, pour continuer le procès contre les princes allemands ou l’intendance de Xaintonge, déposer chez le procureur plus d’argent que je n’en aurai jamais : j’y renonce. Mais, tenez, Dominique, je ne me sens pas bien, j’ai froid. Et le marquis s’assit en tremblant sur le bord de son lit.

— Pauvre enfant ! je le crois bien, dit le régent avec un soupir douloureux. Recevoir cette pluie glacée, rentrer sans trouver une étincelle de feu, et être accueilli par l’algarade de cette sorcière que je voudrais pouvoir mettre dans la cheminée en guise de fagots ; car, hélas ! pour du bois, Dieu sait si je…

— Bon Dominique, assez, dit Létorière en lui mettant la main sur la bouche. N’avez-vous pas déjà trop fait pour moi ? N’avez-vous pas abandonné votre classe, votre état ?

— Et Socrate ? Est-ce que ce sage, est-ce que ce grand philosophe n’abandonna pas tout… pour suivre Alcibiade !!! Seulement, comme il ne faisait pas aussi froid à Athènes qu’à Paris… Socrate n’avait pas le chagrin de voir son élève grelotter de froid ; mais, tenez, croyez-moi… couchez-vous… ôtez vos habits mouillés, vous aurez plus chaud dans votre lit.

— Vous avez raison, Dominique, car je ne sais, mais il me semble que j’ai la fièvre.

— Allons, il ne manquerait plus que cela, vous voir tomber malade ! Puis, se retournant d’un air courroucé, Dominique s’écria, en montrant le poing à la porte par laquelle était sortie Madeleine :

— Et c’est toi, sorcière maudite ! qui as causé cette révolution à mon malheureux élève par tes imprudentes criailleries ! Je regrette maintenant de ne pas t’avoir mise dehors par les épaules.

Au milieu de l’apostrophe de Dominique, la porte s’ouvrit, et le régent vit entrer avec étonnement un commissionnaire chargé de deux énormes falourdes et de quelques paquets de sarments de vigne.

— Tu te trompes, ce bois n’est pas pour nous, mon garçon, dit Dominique avec un soupir.

— Est-ce que ce n’est pas ici que demeure monsieur le marquis de Létorière, mon bourgeois ?

— Si fait.

— Eh bien ! le bois est pour ici. La grosse dame en coqueluchon brun