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a dit qu’elle allait revenir avec de la braise et de quoi faire un lait de poule pour monsieur le marquis.

— La grosse dame en coqueluchon brun ? demanda Dominique d’un air stupéfait.

— Oui, mon bourgeois, celle qui m’a payé le bois.

— Qui a payé le bois ! L’entendez-vous, mon digne élève ? Vous allez voir du feu ! s’écria avec joie Dominique en se retournant vers Létorière, qui, presque subitement saisi d’un violent accès de fièvre, s’était mis au lit.

Heureusement dame Landry vint elle-même expliquer cette énigme d’un air confus. La digne ménagère tenait d’une main une cafetière pleine d’eau bouillante, et de l’autre quelques charbons allumés sur une pelle.

Lorsque le commissionnaire fut parti, dame Landry s’écria en voyant la pâleur du marquis :

— Pauvre jeune gentilhomme, il a la fièvre, c’est sûr ! C’est le froid qui l’aura saisi ; et moi qui n’ai pas eu honte de le retenir à causer pendant qu’il grelottait… Allons, allons, ne restez pas là à me regarder comme un homme de cire, mon cher monsieur. Mettez donc le bois dans la cheminée ; allumez donc le feu, pendant que je vais casser les œufs pour faire le lait de poule. Avez-vous une tasse bien propre au moins ? Puis, allant vers le lit, elle toucha sa mince couverture. — Mais, Jésus-Dieu, monsieur le marquis n’est pas couvert, allez donc lui chercher deux ou trois couvre-pieds bien chauds. Et sa tête ? elle est beaucoup trop basse ; il faudrait un oreiller. Allez donc en chercher un. Et des rideaux ! Comment cette alcôve n’a-t-elle pas de rideau ? ni les fenêtres non plus ?… Vous voyez bien que le grand jour fera mal aux yeux de monsieur le marquis. Mais allez donc ; je ne puis pas tout faire, non plus !

L’honnête régent, auquel s’adressaient ces ordres si divers et si précipités, restait ébahi devant Madeleine, cherchant à comprendre la cause de ce revirement subit. Tout à coup il s’écria en se parlant à lui-même :

— C’est son charme ! Il n’y a pas de doute, c’est le charme naturel dont il est doué qui opère ; il séduit la tailleuse, comme Alcibiade a séduit Timée, femme d’Agis, roi de Lacédémone, et cela sans offenser la vertu, ce qui est encore bien plus beau et plus méritoire ! — Ma chère dame, je vous l’avouerai, nous n’avons malheureusement ni oreillers, ni rideaux, ni couvertures, reprit tristement Dominique.

— Quelle misère ! dit tout bas Madeleine émue. Puis, voyant le régent toujours drapé dans sa toge, elle s’écria : Mais en attendant que le lit soit mieux garni, donnez-moi toujours cette couverture, au lieu de vous en envelopper comme un véritable carême-prenant ; à votre âge, n’avez-vous pas de honte ? Et la ménagère tirait résolument un des pans de la toge improvisée de Dominique. Mais celui-ci, retournant son vêtement avec énergie, s’écria :

— Ma bonne dame, écoutez-moi donc… Laissez-moi donc… ne tirez donc pas si fort… c’est une question de convenance… Je puis vous confier cela… À vous qui êtes d’un âge respectable et de plus femme d’un tailleur… Et Dominique dit à voix basse : Mon haut-de-chausses, comme disaient nos pères, étant absolument hors de service… et n’ayant pas de robe de chambre, je suis obligé de substituer cette manière de manteau romain à un habillement plus commode.

— Est-il bien possible ? dit Madeleine en abandonnant le pan de la couverture. Si c’est ainsi, je vous enverrai ce soir Landry. Puis elle ajouta à voix basse, en attisant un feu clair et brillant qui jetait sa réjouissante clarté dans cette chambre misérable : Monsieur le marquis dort-il ?… S’il ne dort pas, faites-lui boire ceci. » Et elle lui donna une tasse remplie d’un chaud breuvage.

Dominique s’approcha du lit sur la pointe du pied.

— Comment vous trouvez-vous ? dit-il à son élève.

— J’ai froid… je souffre de la tête… dit celui-ci d’une voix faible. Mais quel est ce feu ?… Comment avons-nous du feu ?

— Il y a du feu parce que vous êtes charmant… C’est cette bonne et digne femme qui l’a fait ; voilà un breuvage excellent… bien chaud, que vous allez boire : c’est encore elle qui vous l’a préparé. Courage… courage !… Voici enfin votre étoile qui se lève sous la physionomie respectable de dame Landry…

Le marquis, souffrant d’une horrible migraine, ne comprit pas grand’chose à ce que lui disait Dominique, et surtout de quel lever d’étoile il parlait ; néanmoins il prit la tasse, but, et tomba dans un profond assoupissement. Alors la digne femme s’approcha du lit en retenant son souffle, elle borda les draps avec un soin tout maternel, et revint auprès de Dominique.

— Il faut être généreux et me pardonner, monsieur, lui dit-elle ; tout à l’heure j’ai été bien grossière à l’égard de M. le marquis ; mais, voyez-vous, c’est mon homme qui m’avait monté la tête ; il faut dire aussi que je ne l’avais pas vu, ce pauvre gentilhomme ! si jeune, si joli, orphelin de père et de mère avec ça… et puis un seigneur comme lui manquer de feu en plein hiver, quand des ouvriers comme nous ont toujours un bon poêle bien chaud… Tenez, mon digne monsieur, je me reprocherai toujours d’avoir osé parler effrontément à M. le marquis, mais soyez sûr au moins que, tant que Madeleine Landry vivra, elle sera sa servante bien humble… Enfin, monsieur (et la bonne dame baissait les yeux en tirant un petit sac de sa poche), en venant ici, j’ai touché un billet de trois cents livres, voilà M. le marquis alité, peut-être aura-t-il besoin de quelque chose, d’un médecin ; à lui je n’aurais jamais osé proposer cela, mais avec vous je suis plus hardie… Tenez, monsieur, nous mettrons cela sur le mémoire, et oubliez les vilaines paroles que je vous ai dites…

— Pour cela nous sommes parfaitement quittes, ma chère dame, vous m’avez traité de hibou, je vous ai traitée d’orfraie, n’en parlons plus ; mais quant à ce prêt, je dois vous prévenir que le retour de M. l’abbé du Vighan, oncle de mon élève, peut être retardé, et que de bien longtemps peut-être il nous sera impossible de vous rendre ce que vous nous offrez généreusement, c’est vrai ; mais, d’après la scène de ce matin, je puis craindre…

— Ne parlez jamais de cela, monsieur, ou je mourrai de honte, foi d’honnête femme. M. le marquis nous rendra ça quand il le pourra : Dieu merci ! nous n’attendons pas après soixante pistoles pour vivre.

— Je prends donc ce prêt sur moi, ma digne dame ; d’ailleurs mon semestre prochain de ma rente sur la gabelle vous répondra de la somme.

— À la bonne heure ! il me semble maintenant que je suis à moitié pardonnée de mon insolence. Ah ça ! monsieur, je retourne chez moi chercher tout ce qui manque à M. le marquis, et je reviendrai tous les jours, si vous le permettez, m’établir près de lui comme sa garde ; car les hommes n’entendent rien à soigner les malades, soit dit sans vous offenser, monsieur.

Et Madeleine laissa Dominique auprès du lit de son élève, et en possession d’un excellent feu, jouissance que le vieillard ne connaissait plus depuis bien longtemps.


CHAPITRE IV.

Mystères.


La maladie de M. de Létorière tirait à sa fin, il était presque convalescent, grâce aux soins assidus de Madeleine, de son mari et de l’apprenti Kraft. Tous avaient rivalisé de dévouement avec le bon Dominique. Le marquis s’était montré si affectueusement reconnaissant de ces touchantes preuves d’intérêt, il semblait tellement les justifier et les mériter par la délicatesse et par la bonté de son cœur, que le tailleur et sa femme se montraient de plus en plus attachés à leur joli seigneur, comme ils appelaient le marquis.

Le printemps approchait ; un jour Dominique, qui était sorti pour tâcher de décider un procureur à suivre un des procès de Létorière, rentra d’un air à la fois rayonnant et étonné ; l’apprenti Kraft le suivait portant avec peine une immense corbeille de fruits et de fleurs les plus rares. Sur un petit papier, attaché par une épingle à un magnifique ananas, on lisait ces mots : À Monsieur le marquis de Létorière.

Après avoir admiré ce charmant cadeau avec une curiosité enfantine, et en vain cherché de quelle part il pouvait venir, car un homme inconnu avait laissé la corbeille chez le portier, le marquis remplaça l’adresse de ce présent par celle-ci : À mes bons amis Landry et sa femme, et il chargea Kraft de porter de sa part les fruits et les fleurs à maître Landry.

— Tu leur diras que j’ignore d’où me vient ce don, mais c’est la première et la seule chose que je puisse leur offrir, et je la leur envoie comme gage de ma reconnaissance éternelle.

Quelques jours après autre surprise : dans un charmant nécessaire à écrire qui fut laissé chez le portier par un garçon de Bordier, célèbre ébéniste, le marquis trouva ce billet :

« Votre cœur ne dément pas ce qu’on attendait de vous. C’est bien. Envoyez ces deux lettres à leur adresse. »

Dans un des compartiment du nécessaire, Létorière trouva deux lettres cachetées. Sur l’une on lisait :

À monsieur Landry, tailleur, aux Ciseaux d’or.

Sur l’autre : À monsieur Buston, procureur au Châtelet.

Ce dernier, l’homme de loi chargé des procès du marquis, n’avait jusqu’alors voulu tenter aucune démarche dans la crainte de ne pas être remboursé de ses frais.

Létorière et Dominique se regardèrent avec ébahissement.

— Que vous disais-je ? s’écria l’ex-régent, me croirez-vous maintenant ? vous défierez-vous de votre destinée ? Quand je vous dis que vous n’aurez rien à envier au fils de Clinias !

Étourdi de cette aventure, dont il ne comprenait pas encore les suites, le marquis pria Dominique de porter la lettre du procureur à son adresse, et envoya celle de maître Landry par son portier. Une heure après le tailleur, Madeleine et l’apprenti étaient aux genoux du jeune gentilhomme.

« Grâce à vous, monsieur le marquis, j’ai la pratique de monseigneur le duc de Bourbon ! s’écria Landry. C’est un bénéfice clair et net de six mille livres par an ! Me voilà riche à jamais !

— Grâce à vous, monsieur le marquis, notre voisin Mathurin, qui nous enlevait toutes nos pratiques, va crever de dépit, disait Madeleine.

— Grâce à vous, monsieur le marquis, dame Madeleine, dans sa co-