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regard doux et tendre de son domino. Sur l’exergue on lisait ces mots en caractères microscopiques : « Il vous suit partout. »

La lettre contenait ces mots : « Vous avez vingt ans, vous êtes jeune, beau, noble, spirituel et charmant ; vous avez assez d’argent pour être prodigue. Votre avenir est entre vos mains… on veut voir si les conseils qu’on vous donne depuis un an continueront de porter leurs fruits. On ne vous écrira plus… vous avez votre libre arbitre, mais on vous suit partout. Dans quatre années à dater de ce jour, que votre conduite ait ou non répondu à ce qu’on attend de vous, vous recevrez une lettre. D’ici là courage, espoir et persévérance.

. . . . . . . . . . . . . . .

Pendant un mois le marquis faillit à devenir fou de curiosité. Il parcourait les promenades comme un insensé, interrogeant avec anxiété tous les yeux bleus qu’il rencontrait, et les comparant à sa bague. Bien de beaux yeux bleus se baissèrent timidement devant son regard ardent et inquiet, d’autres lui répondirent avec langueur, d’autres avec colère, mais il ne découvrit rien.


L’ex-régent du Plessis.

Il se souvint qu’on lui avait ordonné de déposer ses titres sur l’architable pour être reçu à la cour ; il remplit les formalités voulues, et attendit le retour d’un de ses parents éloignés, M. le comte d’Appreville, pour avoir l’honneur d’être présenté au roi Louis XV.


CHAPITRE V.

Le cavalier.


Un jour le marquis se promenait sur le bord du grand canal de Versailles, rêvant tristement et se croyant abandonné de sa mystérieuse protectrice. Il venait du manège, son costume de cheval faisait merveilleusement valoir l’élégance de sa taille. C’était un habit vert à galons d’or, une culotte écarlate, une veste pareille et de grandes bottes de maroquin noir bien luisantes qui se détachaient sur des genouillères de fine batiste. À quelques pas de lui Létorière vit un cavalier assez âgé qui, malgré tous ses efforts, ne pouvait obliger sa monture à passer près d’un piédestal de marbre.

Deux personnes assistaient à ce débat : l’une des deux, âgée de cinquante à soixante ans, vêtue d’un habit de taffetas gris-perle, à brandebourgs de soie de même couleur, avait une physionomie à la fois belle, noble et bienveillante ; elle donnait le bras à un homme plus avancé en âge, assez petit, légèrement voûté, superbement vêtu à la vieille mode de la Régence, et dont le pâle visage était sillonné de rides profondes.

Celui de ces deux gentilshommes qui était le plus simplement vêtu dit à l’autre en lui montrant Létorière :

— Quel charmant visage !… quelle jolie tournure !… Mais je n’ai jamais rien vu de plus enchanteur… Et vous, maréchal ?

— Hum… hum… dit ce dernier avec une toux sèche. Ce p’tit m’sieu-là ? il est assez ben… mais il a l’air gauche, comme un donneux d’eau bénite, répondit M. le duc de Richelieu, qui avait conservé cette vieille façon de parler vulgaire autrefois adoptée par les roués de la Régence.

— Lui ? ce joli visage ? Ce serait donc pour donner de l’eau bénite à des saints de votre espèce ? dit l’autre en souriant avec malice.

Le cheval se défendait toujours ; le cavalier, las des moyens de douceur, employait tour à tour la cravache et l’éperon, mais n’obtenait de sa monture que des pointes et des ruades formidables.

Peu à peu M. de Richelieu et l’autre promeneur se rapprochèrent du marquis. Voyant des personnes d’un âge vénérable s’avancer vers lui, Létorière salua respectueusement.

— Eh bien ! jeune homme… qui aura raison de l’homme ou du cheval dans cette discussion ? dit l’ami de M. de Richelieu.

— Ma foi ! je ne sais trop, monsieur ! L’écuyer raisonne à coups de cravache, sa monture répond par des ruades. Cette conversation-là peut durer encore longtemps.

Cette réponse, faite sans trop d’assurance, mais avec la gaieté confiante de la jeunesse, fit sourire le promeneur.

— Vous en parlez bien à votre aise, mon jeune maître… Je voudrais bien vous voir… à la place de cet écuyer… Vous ne savez donc pas que cette bête est une jument de l’Ukraine ?… Elle arrive d’Allemagne, c’est un vrai démon… dont la Guérinière lui-même n’a pu venir à bout…

— Si j’étais à la place de cet écuyer, monsieur, je serais peut-être non pas plus habile, mais plus heureux, dit résolument le marquis.

— Vraiment ! Eh bien ! voulez-vous essayer ? voulez-vous monter Barbara ?

— Cette jument est si belle… si fière… malgré sa méchanceté… que j’accepte de tout mon cœur, monsieur ; d’ailleurs l’herbe est si verte qu’on ne peut désirer un meilleur tapis pour se laisser choir, répondit joyeusement Létorière.

— J’ai une peur horrible qu’il ne se casse le cou, dit tout bas le compagnon de M. de Richelieu.

— Avec un minois pareil, si espiègle et si enjoleux, on ne craint ni chevaux, ni hommes, ni femmes… et si l’on tombe… on ne tombe jamais seul… Je reviens sur son compte, il a l’air très-déluré…

— Holà ! Saint-Clair, reprit l’autre en s’adressant à l’écuyer, ne t’opiniâtre pas davantage ; descends de cheval… Ce jeune gentilhomme a besoin d’une leçon, et tu vas la lui donner, ajouta-t-il en riant.

Saint-Clair obéit à cet ordre et descendit de cheval.

Létorière, un peu choqué des dernières paroles de l’inconnu, lui répondit avec une fermeté respectueuse :

— Je recevrai toujours avec plaisir ou résignation les leçons que je demanderai ou que je mériterai, monsieur ; mais, ici, je ne crois m’être mis dans aucun de ces deux cas…

L’inconnu et M. de Richelieu se regardèrent en comprimant une violente envie de rire.

— Faut prendre garde, dit tout bas le maréchal, il a l’air d’un fameux batailleux !

— Vous allez voir qu’il va me proposer un cartel, et cela devant vous, le doyen des maréchaux de France, le président du tribunal du point d’honneur, dit l’autre ; et il ajouta, en regardant le marquis d’un air très-sérieux :

— Vous le prenez bien haut, mon jeune maître !

— Vive Dieu ! je le prends comme il faut ! monsieur ! s’écria Létorière en se campant résolument sur la hanche.

À cette bravade, M. de Richelieu et l’inconnu éclatèrent de rire, et le marquis commençait à s’irriter fort, lorsque Saint-Clair, qui n’était pas sans peine descendu de cheval, s’approcha le chapeau à la main et dit au gentilhomme vêtu de gris :

— Sire, on ne fera jamais rien de cette jument.

— Le Roi !… s’écria le marquis avec confusion, et il mit un genou en terre et baissa la tête d’un air repentant.

— Par saint Louis, mon jeune ami, dit Louis XV en souriant, j’ai vu l’heure où vous alliez vertement nous rappeler que tous les gentilshommes sont nos pairs, et qu’aux vieux temps un chevalier pouvait croiser la lance avec un souverain.

— Ah !… sire, pardon… pardon…

— Allons… relevez-vous, gentil paladin… Et par un mouvement plein de cette grâce majestueuse que ce roi, le plus aimable et le plus spirituel des rois, mettait dans ses moindres actions, il effleura du bout du