Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/117

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doigt la joue de Létorière, qui, toujours agenouillé, baisa cette belle main royale avec une vénération profonde…

Létorière se releva, le front couvert d’une rougeur charmante, ses beaux yeux noirs tout humides de larmes, tant il était profondément touché de l’ineffable bonté de son roi.

Cette émotion si pure, si jeune, si naïve, frappa délicieusement Louis XV. La flatterie la plus adroite ne lui eût pas causé cette double impression.

— Comment vous appelez-vous, mon enfant ? demanda-t-il au marquis en le regardant avec intérêt.

— Charles-Louis du Vighan, marquis de Létorière… sire.


Le débiteur.

— Vous êtes de Xaintonge, dit le roi, qui connaissait à merveille la généalogie de sa noblesse.

— Mais vous avez déposé vos titres, ajouta-t-il, vous deviez m’être présenté… pourquoi ne l’avez-vous pas été ?

— Sire, j’attendais le retour de M. le comte d’Appreville, mon parent… pour avoir cet honneur…

— Maréchal de Richelieu, voulez-vous lui servir de parrain ? dit le roi en s’adressant au duc, qui répondit par une inclination respectueuse.

— Ah çà !… dit le roi, je n’oublie pas… mon enfant, que vous avez presque critiqué Saint-Clair… il lui faut une réparation… Oserez-vous toujours affronter Barbara ? Et le roi montra la jument qui, tenue en main, pointait et se cabrait, malgré les menaces et les caresses de l’écuyer. Ne craignez-vous pas cette fougueuse ?

— Je ne crains qu’une chose, sire, c’est de me montrer au-dessous de la grâce insigne dont le roi daigne m’honorer en m’ordonnant de monter à cheval devant lui.

— Mais c’est qu’il est charmant ; il répond avec une grâce parfaite… avec un tact exquis, dit le roi à M. de Richelieu, pendant que Létorière, le cœur tout palpitant d’émotion, s’approchait de la redoutable Barbara.

— Le roi… me dit quelquefois que j’suis un vieux connaisseux en figures, eh ben ! j’puis prédire au roi qu’avant six mois ce jeune faucon aura pris sa volée… Et alors gare à lui, ça sera un grand mangeux de colombes, j’en réponds.

— Votre patronage lui aura porté bonheur, maréchal, dit le roi en souriant ; puis tout à coup il s’écria avec effroi : Ah !… le malheureux enfant ! il va se faire tuer… Saint-Clair lui a abandonné les rênes, et la damnée jument ne veut pas se laisser approcher… Quelles ruades !… quelles pointes !… il ne pourra pas seulement venir à bout de l’enfourcher. C’est une diablesse au montoir… Saint-Clair… pourquoi ne la lui as-tu pas tenue pour qu’il puisse la monter ?…

— Sire, reprit le vieil écuyer d’un ton bourru, ce monsieur m’a dit qu’il se tirerait bien d’affaire lui seul…

— Et, par le ciel ! il s’en tire… dit le roi avec étonnement ; mais voyez donc, maréchal !… sur ma parole… il l’a ensorcelée… Voilà qu’il l’approche, et elle ne bouge plus… Il la caresse… et la mauvaise ne lui répond pas par un coup de dent… ou par un coup de pied… Que dis-tu de cela, Saint-Clair ?

— Sire… je dis… je dis… je dis que je n’y comprends plus rien… Ordinairement on ne peut la monter qu’à l’aide du torche-nez, tant elle est ombrageuse et effarée…

— Et le voilà en selle… ma foi !… s’écria le roi charmé ; et il y est à merveille… plein de grâce et de souplesse… Qu’en dites-vous, Richelieu ?… Qu’en dis-tu, Saint-Clair ? reprit Louis XV, dont la figure rayonnait de plaisir en voyant l’habileté de son jeune protégé.

— Ma foi… je dirai au roi que ce garçon-là, tout jeune qu’il est, est un fin cavalier… Mais faut qu’il possède que’que charme pour avoir apaisé c’te vilaine donneuse de coups de pied… répondit le maréchal.

— On ne peut pas dire, sire, que la position de ce gentilhomme soit absolument mauvaise, dit le vieux Saint-Clair. Il ne manque pas d’assiette ; son corps et ses jambes sont bien placés, il paraît avoir la main ferme et légère à la fois…


Le domino.

— Eh ! que diable veux-tu de plus ?… dit le roi. Mais voyons… si elle passera devant cette statue de marbre qui l’effraye si fort. Non, non, elle se défend… quels bonds !… Ah ! le malheureux !

— C’est qu’il paraît vissé sur son dos. Il ne bouge pas plus qu’un terme, s’écria le maréchal… avec son air mignon ; faut qu’il soit fort comme un Hercule.