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CHAPITRE XI.

Le souper.


Contre l’attente du châtelain, Létorière descendit de cheval au lieu de descendre de chaise, et abandonna sa monture aux soins du postillon.

Le maître de Henferester comprenait trop bien les devoirs de sa position pour faire un mauvais accueil à un gentilhomme qui venait le solliciter. Il trouva d’ailleurs Létorière beaucoup moins délicat et beaucoup moins petit-maître qu’il ne l’avait cru. Il fallait une certaine énergie pour faire quinze lieues sur un cheval de poste, en pleine nuit et par un temps épouvantable

Lorsque le marquis entra, il faillit être suffoqué par l’atmosphère substantielle dont nous avons parlé ; il s’y joignait de plus une forte odeur de chenil, causée par la présence de la meute. À la vue de l’étranger les chiens commencèrent d’aboyer avec un merveilleux accord…

Le marquis s’arrêta, parut écouter ces hurlements avec une satisfaction indicible, et s’écria en très-bon allemand :


Le cavalier.

— Sur ma foi, baron, je n’ai jamais entendu de chiens mieux gorgés que les vôtres ! Par saint Hubert ! voilà de quoi faire battre le cœur d’un vrai chasseur ! Puis, sans s’occuper du châtelain, le marquis se mit à examiner, à détailler avec un sérieux intérêt les qualités des chiens qui s’approchaient de lui, et reprit d’un ton d’admiration croissante : — Bons chiens ! braves chiens ! Nos chiens de Normandie et de Poitou ne valent pas cela… Les vôtres sont mieux coiffés, mieux jarretés. Voilà, pardieu ! les plus beaux chiens d’ordre que j’aie vus de ma vie !… Viens ici, mon belleau… Et Létorière prit un grand chien blanc à manteau noir par les deux pattes de devant, le regarda en connaisseur pendant quelques minutes, et d’un air approbateur il dit au châtelain, qui restait ébahi : — Voilà un de vos meilleurs chiens, baron. C’est un de vos limiers, n’est-ce pas ? Il y a longtemps qu’il vous en sert ! Tant mieux ! les longues années font les bons limiers…

Étourdi par l’assurance et par la volubilité du marquis, le châtelain, trop franc chasseur, trop fier de ses chiens pour se formaliser de l’attention qu’ils excitaient, et surtout frappé de l’observation de Létorière au sujet du limier, répondit presque machinalement : — Mais qui vous a dit, monsieur, que ce chien… Moïck, fût mon limier ?


Le châtelain de Henferester.

— Comment ! qui me l’a dit, baron ? D’abord la trace de la botte, qui se voit à son cou, sur son pelage usé, aussi clairement qu’on voit les marques de la bricole sur le poitrail d’un cheval de trait, et puis sa voix sourde et voilée, qui prouve assez qu’il ne crie jamais… En voilà plus qu’il ne faut pour révéler un limier à celui qui n’est pas novice dans la confrérie des joyeux veneurs ! Et puis quel nez développé ! Et l’os de la chasse, donc !… aussi saillant que le doigt ! Croyez-moi, baron, de votre vie vous ne trouverez un plus fin limier !… Ménagez-le donc… Ah ça ! je vois là un quartier de daim qui refroidit ; ne le laissons pas se morfondre plus longtemps ; j’ai une faim de tous les diables ! Vous allez voir comme je joue des mâchoires !… touchez là, baron ! Par saint Hubert, notre patron commun, vous êtes un brave de la vieille Allemagne !… On me l’a dit, et maintenant j’en suis sûr…

— Monsieur, pourrai-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? demanda le baron de plus en plus étonné des façons cavalières du marquis.

— C’est juste, baron. Je me nomme le marquis de Létorière ; je viens pour vous parler de mon procès. Mais comme il faut voir clair dans ce chaos, plus noir que l’enfer, et qu’il fait nuit, nous attendrons le jour… c’est-à-dire demain matin, pour en causer… Maintenant à table, à table ! puisque je me suis invité sans cérémonie ; excusez la rudesse de mes façons, mais je suis un enfant des forêts…

Le châtelain resta stupéfait ; il s’attendait à voir un petit-maître parlant du bout des lèvres, prétentieux, musqué, délicat, ignorant en vénerie autant qu’un boutiquier de Leipsick, et il trouvait un jeune homme joyeux, résolu, qui semblait savant chasseur, et dont l’habillement pouvait lutter de négligence avec le sien.