Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/125

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le baron se trouvait dans des dispositions presque favorables à Létorière. L’admiration que ce dernier avait manifestée pour les chiens augmentait encore la bienveillance du châtelain pour son hôte ; aussi lui répondit-il avec cordialité : — Le manoir de Henferester est à vos ordres, monsieur le marquis ; je voudrais seulement vous offrir une meilleure hospitalité.

— Vous êtes trop difficile, baron. Si vous me connaissiez mieux, vous verriez que je ne pouvais en désirer une plus selon mes goûts. À table, baron ! Et le marquis s’approcha du feu.

Létorière avait subi une complète transfiguration morale et physique. Le gentilhomme qu’on avait applaudi au théâtre pour la superlative élégance de son habillement, pour la grâce et pour le charme de sa personne, portait alors un vieil habit de chasse bleu à collet de velours jadis rouge, de grandes bottes non moins fortes, non moins crottées, non moins éperonnées que celles du Nemrod allemand. Un nœud de cuir rattachait ses cheveux sans poudre, mis en désordre par le mouvement de la route ; sa barbe était à moitié longue, et la blancheur délicate de ses mains disparaissait sous une légère teinture de suie qui les faisait paraître aussi hâlées que celles du châtelain. Tout enfin était changé dans le marquis, jusqu’au timbre enchanteur de sa voix, alors brusque et un peu enrouée.

Aucune de ces particularités n’échappa au baron.

— Sais-tu, Erhard, dit-il tout bas à son piqueur, sais-tu que ce Français a reconnu tout de suite le vieux Moïck pour un limier et pour un de nos meilleurs chiens ?

— Vraiment, monseigneur ? dit Erhard d’un air de doute.

— C’est comme cela, Erhard ; je commence à croire qu’ils savent en France ce que c’est que la chasse.

Puis s’adressant à son majordome, pendant que le marquis se séchait au feu, le baron lui dit :

— Ôte les couverts, Selbitz ; les Français ne sont pas habitués à nos manières allemandes.

Selbitz allait exécuter cet ordre à son grand mécontentement et à celui d’Erhard, lorsque Létorière, craignant de se faire deux ennemis auprès du châtelain par une susceptibilité mal entendue, s’écria :

— Ah ça ! baron, vous voulez donc que je demande mon cheval et que je retourne à Vienne sans souper ? Et pourquoi diable faites-vous ôter le couvert de ces braves gens ? Suis-je donc moins bon gentilhomme que vous pour me trouver choqué de vos habitudes domestiques ?


Le marquis de Letorière.

— C’est notre vieille coutume allemande, il est vrai, dit le châtelain, mais je croyais qu’en France…

— Baron, nous sommes ici en Allemagne, chez un des plus dignes représentants de la vieille noblesse de l’empire. La règle de sa maison doit être inviolable ; ainsi donc, mon digne veneur, et il s’adressa à Erhard Trusches ; et vous, mon brave directeur de la famille des tonnes, tonneaux et tonnelets, reprenez vos places avec l’agrément du baron, qui, je l’espère, ne me refusera pas cette grâce.

Sur un signe du châtelain, les deux serviteurs, tout joyeux, replacèrent leurs couverts au bas bout de la table. Le baron montra de la main un siège au marquis, chacun se prépara à attaquer le quartier de daim et l’immense plat de choucroute au lard qui fumait sur la table.

Le baron plongeait son couteau dans la venaison pour la découper, lorsque Létorière s’écria, d’un air grave et solennel, en mettant sa main sur le bras du châtelain :

— Un moment, baron !… du diable, moi, si je dîne jamais avant d’avoir dit le Benedicite et les Grâces.

Le châtelain fronça le sourcil, et répondit d’un air aussi impatient qu’embarrassé :

— Depuis la mort de mon chapelain, j’ai un peu oublié le texte, mais je les dis d’intention… Ah çà ! toi, ne sais-tu pas le Benedicite… Erhard ?

— Non, monseigneur, dit Erhard d’un ton bourru… Je le dis pendant un jour pour toute l’année, et c’est hier que j’ai fait ma provision.

— Et toi, Selbitz ?

— Moi, monseigneur, c’est mon frère le ministre à Blümenhal qui le dit tous les jours pour moi…

— Ah çà ! baron, vous et les vôtres, vous êtes donc des Turcs ? Alors ce sera moi qui réciterai le Benedicite.

Et le marquis, se levant, dit à haute voix : « Grand saint Hubert, faites, s’il vous plaît, que la venaison soit grasse, le vin bon, l’appétit franc et la soif intarissable… » Puis il vida d’un trait le widerkom qui tenait une pinte de vin du Rhin, s’essuya les moustaches du revers de sa main, et dit amen en reposant la coupe sur la table.

Cette plaisanterie fit rire aux éclats le digne châtelain ; imitant la prouesse de son hôte, il but d’un coup sa pinte de vin, répéta amen d’une voix de Stentor, et trouva décidément son plaideur un convive très-réjouissant.

Les deux serviteurs, tout aussi égayés que leur maître par l’étrange Benedicite du marquis, modérèrent néanmoins les éclats de leur gaieté.

— Selbitz, dit le châtelain, bientôt animé par le feu du repas et par les saillies de Létorière, va remplir nos widerkom ; n’oublie pas le tien et celui d’Erhard ; c’est fête aujourd’hui à Henferester en l’honneur de mon hôte…

Et le baron tendit affectueusement sa large main au marquis, dont il serra rudement le poignet, autant par cordialité que par envie de montrer sa force.

Létorière, qui sous une enveloppe délicate cachait une force athlétique, répondit aussi rudement à cette pression. Le châtelain, qui ne s’attendait pas à cette preuve de vigueur, dit en riant d’un air étonné :

— Une tige d’acier est souvent aussi forte qu’une grosse barre de fer, notre hôte.

— Mais, malheureusement, baron, un grand verre contient plus qu’un petit, reprit le marquis.

Bientôt le vin et la bière circulèrent ; le baron vit avec une sorte d’orgueil national Létorière, après avoir mangé cinq ou six tranches de venaison, bravement attaquer la choucroute au lard fumé, dont il vanta l’appétissante saveur, en vidant deux ou trois fois son moyen et son grand widerkom.

Tout en satisfaisant cet appétit furieux, Létorière ne restait pas muet. Son esprit vif et naturel, se mettant à la hauteur de son convive, le ra-