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forts, il la baisa respectueusement à plusieurs reprises, et s’agenouilla près du lit, en disant :

— Que le roi me pardonne mon audace… mais maintenant il n’y a plus de motif pour qu’il repousse mes soins…

— Sortez… laissez-moi !… reprit Louis XV.

— Il y a quatre ans, j’étais plus heureux… le roi daignait me laisser baiser sa main royale dans le jardin de Versailles, dit le marquis avec un accent de vénération filiale.

— Mais il y a quatre ans… ma main ne pouvait pas vous communiquer une épouvantable maladie… la mort peut-être ! s’écria Louis XV douloureusement ému.

La courageuse insistance de Létorière touchait d’autant plus cet excellent prince, qu’à l’exception de quelques valets intérieurs, il avait été abandonné par presque tous les courtisans.

Les grands officiers de sa couronne, que leur devoir aurait dû retenir auprès de sa personne, n’avaient obéi que trop fidèlement à ses ordres, qui leur défendaient de rester près de lui.

Les beaux traits du roi, défigurés par la violence de la maladie, révélaient déjà les approches d’une mort prochaine. À ce moment suprême, les funestes dissentiments, les sombres agitations politiques qui avaient obscurci la fin de son règne, lui causaient de nouvelles préoccupations. Le noble dévouement de Létorière vint un moment faire diversion aux pensées accablantes qui rendaient si pénibles les derniers moments du roi.

— Vous êtes un insensé… vous mériteriez toute ma colère pour oser me désobéir et vous exposer ainsi… s’écria Louis XV d’un accent plus chagrin que sévère, en attachant un regard attendri sur Létorière qui, toujours agenouillé près du lit, gardait un profond silence.

— Que le roi ait pitié de moi !… mais cette occasion est peut-être la seule où je puisse lui témoigner ma reconnaissance.

— Mais encore une fois cette maladie est contagieuse… Vous ne voyez donc pas qu’on m’abandonne… que je suis seul… que je veux être seul ! se hâta d’ajouter le prince avec amertume, comme s’il eût voulu déguiser sa première pensée ; le dévouement du marquis faisant paraître plus hideuse encore aux yeux du roi l’ingratitude de ses courtisans.

— Brave et noble cœur ! ajouta Louis XV en contemplant le marquis avec attendrissement. Tu n’as pas peur, toi… tu es fidèle…

— Que le roi récompense donc ma fidélité en m’accordant ce qu’il n’accorde à personne… le droit de le servir, de rester près de lui !… dit Létorière en joignant ses mains d’un air suppliant.

— Il le faut bien… maintenant, dit Louis XV. Puis il reprit presque avec désespoir : Mais tu es jeune ! mais tu es beau ! mais tu es aimé ! et tout cela, tu le risques pour venir près de moi ! Tout cela, tu me le sacrifies peut-être, pauvre jeune homme !… quand tant d’autres… Et, après un moment de silence, Louis ajouta : Il doit y avoir foule chez le dauphin pour saluer le roi Louis XVI.

— Sire, que dites-vous !

— C’est le sort des rois qui s’en vont, mon enfant… Ah ! si je n’avais que l’oubli, que la mort à redouter !… Mais la France… la France… où va-t-elle ? et mon petit-fils, quel sera son avenir ?…

— Sire, la France vous a nommé le Bien-Aimé ; longtemps encore vous justifierez ce nom, et monseigneur le dauphin le méritera un jour…

— Je ne m’abuse pas… je suis faible, j’approche de ma fin… ajouta Louis XV en secouant tristement la tête ; et puis je crois que certaines morts sont significatives ; le maréchal d’Armantières, le marquis de Chauvelin sont morts subitement devant moi… dans mon cabinet… c’est un avertissement du ciel…

— Ne pensez pas cela, sire. Cette maladie est dangereuse, mais les soins…

— Les soins seront impuissants, je le sens ; aussi est-il affreux pour moi de penser que j’ai peut-être inutilement compromis votre existence… mais maintenant il est trop tard. Votre imprudence… non, non… votre généreux dévouement a rendu tout regret stérile… Mais dites-moi, j’ai appris avec joie le gain de votre procès. Maintenant, rien ne peut plus s’opposer à votre union avec la princesse Julie… Oh ! il m’a fallu rompre bien des lances pour vous contre la maréchale et contre la maison de Savoie, ajouta Louis XV en souriant doucement avec une adorable expression de bonté. Il m’a fallu user de toute mon autorité pour empêcher qu’on ne retirât mademoiselle de Soissons de l’abbaye de Montmartre.

— Ah ! sire, que de bontés ! vous daignez penser…

— C’est le moment ou jamais ; demain peut-être il serait trop tard… Toute ma crainte est qu’après moi la princesse Julie ne trouve pas d’appui chez mon petit-fils… Mais si Dieu me donne quelques jours, j’y aviserai ; il me sera doux de vous laisser aussi heureux que vous le méritez, mon cher enfant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La maladie du roi fit de rapides et d’effrayants progrès. Létorière ne le quitta pas d’une minute. Il est inutile de dire de quels soins tendres, respectueux et touchants il entoura le roi mourant. La vue du marquis semblait calmer les douleurs de Louis XV. Plusieurs fois il lui tendit la main en silence avec une douce expression de gratitude. Bientôt tout espoir de sauver le prince s’évanouit, et Létorière assista, l’œil fixe et morne, à l’agonie, à la fin du souverain qui avait eu pour lui les bontés d’un père…


CHAPITRE XIX.

Le duel.


Après la mort de Louis XV, le marquis de Létorière quitta Versailles en toute hâte pour se rendre à Paris, et de là à l’abbaye de Montmartre, pour y voir la princesse Julie. Se sentant pendant la route tour à tour brûlant et glacé, il attribua ce malaise douloureux aux émotions cruelles qui venaient de l’agiter. À peine arrivé, il interrogea Dominique sur la princesse. Louis XV mourant n’avait que trop bien prévu l’avenir. Un exempt de la prévôté de France était établi à l’abbaye, par ordre du roi Louis XVI, pour empêcher mademoiselle de Soissons de sortir et de recevoir les personnes qui ne seraient pas munies d’une autorisation de madame de Soubise. Dominique n’avait donc pu ni voir la princesse, ni lui faire remettre les lettres du marquis.

Cette nouvelle fut un coup de foudre pour Létorière. Sans doute il comptait sur la fermeté et sur le caractère de mademoiselle de Soissons : mais il savait aussi la toute-puissance de la maison de Savoie, et l’influence de madame de Soubise à la nouvelle cour. Il était plongé dans l’amertume de ces réflexions, lorsque les seconds de M. le baron d’Ugeon vinrent lui demander quelle heure il lui convenait d’assigner pour la rencontre promise. Il parut cruel au marquis de courir les chances d’un duel avant d’avoir revu la princesse Julie ; mais il avait déjà sollicité un délai, il ne pouvait en exiger un second. Il se résolut donc de se trouver le lendemain, à trois heures de l’après-midi, avec ses témoins, derrière les murs de la ferme des Mathurins, endroit alors fort isolé.

Le marquis avait trente-six heures à lui : pendant cet intervalle, il espérait trouver le moyen de s’introduire près de mademoiselle de Soissons, ou de lui faire au moins parvenir une lettre.

Dame Landry fut dépêchée à l’abbaye de Montmartre, déguisée en marchande colporteuse ; elle avait un assortiment complet de linons, de batiste, de crêpes, de rubans et de dentelles. Pour se faire bien venir de la tourière, elle lui donna une belle guimpe. La sœur, enchantée, lui promit de la laisser entrer dans les cours à l’heure de la promenade de ces dames, qui ne manqueraient pas de lui faire de nombreuses emplettes. Madeleine s’informa des personnes de distinction qui habitaient l’abbaye. La tourière nomma la princesse Julie.

— Madame Marthe, nourrice de mademoiselle de Soissons, n’est-elle pas avec elle ? demanda la femme du tailleur.

— Sans doute, reprit la sœur, et dans un instant vous la verrez, car elle descend presque toujours à cette heure, pour le service de sa maîtresse.

— C’est qu’on m’a recommandée à madame Marthe, dit Madeleine, et je suis sûre que, par sa protection, je pourrai vendre bien des choses à la princesse ; j’ai surtout là… une pièce de dentelle qui ne déparerait pas la robe d’une reine, et la tailleuse, entrouvrant une toilette, montra un magnifique échantillon à la tourière.

— Jésus, mon Dieu ! que c’est beau ! Monseigneur l’archevêque n’en a pas de plus belle à son rochet, lorsqu’il vient officier ici.

— Et il se pourrait bien, dit Madeleine, que la princesse achetât cette merveille pour en faire cadeau à monseigneur ; c’est du moins ce que m’a dit la personne qui m’a recommandée à dame Marthe.

— La voici justement, dit la tourière.

Marthe entra l’air triste et morne.

— Voilà une marchande qui vous est recommandée, madame Marthe, dit la tourière. Elle a les plus belles dentelles qui se puissent voir.

— Je n’ai besoin de rien, dit Marthe d’un air chagrin.

— Mais, madame… reprit Madeleine en hésitant et en tâchant de faire un signe d’intelligence à la nourrice, on m’avait dit que madame la princesse… désirerait faire emplette de dentelles, et…

— On vous a trompée, ou plutôt vous voulez me tromper, ma mie, reprit aigrement dame Marthe. Vous m’avez tout l’air de ces marchandes ambulantes qui se gardent bien de revenir voir si on est content des objets qu’elles ont vendus.

— Vous ne me confondriez pas avec ces misérables, madame, dit Madeleine en redoublant ses signes d’intelligence, si vous saviez quelle est la personne qui m’a recommandée à vous.

— Et qui cela ?

M. le marquis de Létorière…

À ce nom, dame Marthe échangea un regard rapide et profond avec Madeleine. Les deux femmes s’étaient comprises. La tourière ignorait le nom et même l’existence du marquis

Néanmoins la nourrice, ne voulant pas éveiller les soupçons en se rendant sitôt à ce nom, reprit d’un ton bourru :

— Cherchez d’autres dupes, ma mie, je ne connais pas ce marquis-là.

— C’est pourtant le neveu du M. l’abbé du Vighan, reprit Madeleine.

— Le neveu de M. l’abbé du Vighan !… c’est bien différent, s’écria la