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nourrice ; que ne disiez-vous cela plus tôt ? Le neveu de M. l’abbé du Vighan ne peut recommander que d’honnêtes personnes. Et qu’avez-vous à vendre ?

— Cette pièce de dentelle. Et Madeleine jeta un coup d’œil expressif à Marthe. Elle est bien précieuse et belle d’un bout à l’autre ; la princesse peut la dérouler, elle n’y trouvera pas un défaut

— Je vais la lui montrer… et n’avez-vous que cela ?

— Je n’ai que cela de digne de votre maîtresse.

— Attendez-moi, je reviens, dit Marthe.

Au fond de ce paquet de dentelle était une lettre du marquis, il demandait à Julie le moyen de pénétrer jusqu’à elle. Mademoiselle de Soissons lui répondit qu’elle se considérait comme sa femme devant Dieu, qu’elle était résolue à fuir l’abbaye, si elle en trouvait la possibilité, malgré la surveillance dont on l’entourait. Elle pouvait à toute heure aller prier dans la chapelle. Cette chapelle était séparée du jardin du cloître par un long passage souterrain. Une partie des murailles donnait sur la campagne ; en les escaladant à un endroit que mademoiselle de Soissons désignait, on trouvait dans le jardin, à côté d’une fontaine, la porte du passage souterrain. Cette porte forcée, on arrivait jusqu’à la chapelle. Mademoiselle de Soissons prévenait Létorière que chaque nuit, à une heure, elle l’y attendrait pour lui jurer, au pied des autels, de n’être qu’à lui, et pour aviser aux moyens de fuir en Angleterre et d’échapper aux persécutions de sa famille.

La princesse Julie mit cette lettre écrite à la hâte dans le rouleau de dentelle, et Marthe le rapporta à Madeleine en lui disant que la princesse n’avait pas trouvé la garniture assez magnifique.

Instruit des résolutions de mademoiselle de Soissons, le marquis envoya Jérôme Sicard étudier les localités. Les murs du cloître étaient très-élevés, mais entourés de fondrières désertes. On pouvait les escalader avec sécurité. Malheureusement les préparatifs indispensables à cette entreprise ne permirent pas au marquis de la tenter avant la nuit du lendemain.

Pour la première fois il craignit la mort en pensant que son duel devait précéder son entrevue avec mademoiselle de Soissons.

Létorière passa une nuit péniblement agitée. Son sommeil fut troublé par des visions étranges. À son réveil, il se sentit faible, abattu. Pour la première fois, il pensa qu’il était peut-être victime de la contagion et de son dévouement à Louis XV. Son médecin reconnut en effet des symptômes alarmants de petite vérole pourprée ; mais la maladie ne devait atteindre son entier développement que le lendemain. Par un point d’honneur mal entendu, et contrairement aux avis de ses deux témoins, le marquis s’opiniâtra à vouloir se battre le jour même et malgré sa faiblesse, contre M. le baron d’Ugeon.

À trois heures un quart la rencontre eut lieu ; les amis du marquis, voyant sa rougeur fébrile et son abattement, crurent de leur devoir d’en appeler à la loyauté de M. d’Ugeon, et de lui demander de remettre le duel, sans toutefois avoir prévenu Létorière de leur démarche. Mais un mot dur et blessant de M. d’Ugeon sur ce nouveau délai ayant rendu toute conciliation impossible, le combat commença. Létorière était en escrime d’une force supérieure, sa bravoure était éprouvée ; mais les rapides approches de la contagion l’affaiblissaient déjà si extrêmement, qu’il perdit tous ses avantages, et reçut un coup d’épée en pleine poitrine. Ses seconds le transportèrent chez lui, et l’abandonnèrent aux soins du pauvre Dominique.


CHAPITRE XX.

L’abbaye.


Onze heures venaient de sonner à l’horloge du cloître de l’abbaye de Montmartre. La nuit était orageuse ; le ciel gris et voilé malgré la clarté de la lune qui paraissait à de longs intervalles sous des nuages noirâtres déchirés par le vent. Pour se rendre à la chapelle, mademoiselle de Soissons devait traverser, en sortant de son appartement, une galerie ouverte dont les arceaux donnaient sur une des cours intérieures de l’abbaye.

Au milieu de cette cour s’élevait le tombeau de madame la comtesse d’Egmont, cette si charmante et si malheureuse fille de M. le maréchal de Richelieu. La princesse Julie avait reçu, par l’entremise de sa nourrice et de dame Landry, un mot de Létorière. Il lui annonçait qu’il ferait tout au monde pour s’introduire dans l’abbaye cette nuit même. Il était onze heures ; mademoiselle de Soissons, oppressée par d’inexplicables pressentiments, se mit à prier sur les marches de la tombe de madame d’Egmont. D’un moment à l’autre le marquis pouvait arriver par le passage souterrain de la chapelle. Le silence était profond et seulement interrompu par les gémissements du vent qui s’engouffrait sous les arceaux. Malgré sa résolution, malgré le noble et religieux dessein qui dictait sa conduite, malgré la pureté de son âme, la princesse Julie s’épouvantait presque d’avoir donné un rendez-vous à Létorière dans la chapelle de l’abbaye. Elle y voyait un sacrilège. Peu à peu ses terreurs cessèrent pour faire place à une anxiété, à une inquiétude dévorante.

Une lampe brûlait dans la chapelle et ne jetait qu’une lueur douteuse au milieu des ténèbres. Mademoiselle de Soissons, agenouillée près de la porte qui communiquait au souterrain du cloître, écoutait avidement de ce côté. Enfin des pas se firent entendre, la serrure fut brisée, et Létorière parut devant la princesse, qui ne put retenir un cri de surprise et d’amour.

— Enfin c’est vous, je vous revois, mon ami !… s’écria-t-elle avec une joie délirante ; et elle ajouta aussitôt : Mais venez dans la galerie, sortons de ce saint lieu.

Lorsque la clarté de la lune permit à la princesse de voir le marquis, mademoiselle de Soissons fut frappée de la pâleur de ses traits. Il était enveloppé d’un manteau brun, et marchait avec peine. Malgré sa blessure reçue le jour même, malgré les progrès de la contagion, malgré les pleurs et les supplications de Dominique, le marquis, accompagné de Jérôme Sicard, était parvenu à escalader les murs de l’abbaye.

— Je vous revois enfin, Julie, dit-il avec un accent de tendresse inexprimable.

— Pour bientôt ne plus jamais nous séparer, mon ami ! dit la princesse en tendant sa main au marquis.

— Ma main ! non, non, juste ciel ! s’écria Létorière en reculant effrayé. Et il s’enveloppa plus étroitement encore dans son manteau.

Mademoiselle de Soissons, au comble de l’étonnement, le regardait en silence.

— Julie, Julie, pardon si je m’éloigne ainsi de vous ; mais, apprenant la maladie du roi, apprenant qu’il était abandonné de tous, je suis venu près de lui, je ne l’ai pas quitté d’un instant jusqu’à sa mort.

— Ah ! je comprends, s’écria la princesse. Cette terrible maladie est contagieuse, et votre dévouement vous coûtera peut-être la vie, nous coûtera peut-être notre bonheur.

— Non, non, rassurez-vous, Julie, tout espoir n’est pas perdu… Quoique souffrant, j’ai voulu vous voir pour vous ôter toute inquiétude, pour vous dire que mon procès était gagné, et que maintenant aucun obstacle ne s’opposait plus à notre bonheur.

— Aucun… aucun autre que la mort, peut-être, s’écria la princesse avec désespoir. Mon Dieu, mon Dieu, dans quelle effroyable inquiétude je vais vivre !

— Rassurez-vous… Madeleine Landry tâchera de venir donner chaque jour de mes nouvelles à Marthe. Vous le voyez… je ne suis pas gravement malade, puisque j’ai pu venir… dit le marquis d’une voix faible.

— Je ne pourrai jamais vivre dans une si mortelle inquiétude, reprit la princesse, je fuirai avec vous… cette nuit même.

— Julie… c’est impossible… rien n’est préparé pour cela. Au nom du ciel, attendez… ne compromettez pas notre avenir par une démarche précipitée.

— Mais je vois bien, moi, que vous êtes horriblement souffrant, je ne vous laisserai pas seul dans un tel état… c’est impossible. L’énergie, le courage, ne me manquent pas : où vous avez passé, je passerai. Une fois sortie d’ici, j’irai me mettre sous la protection du bailli de Solar, on n’osera pas m’arracher ouvertement de l’asile que j’aurai choisi chez l’ambassadeur de Sardaigne. Mais au moins là… chaque jour… chaque heure… je saurai de vos nouvelles.

— Encore une fois, Julie, cela est impossible, dit Létorière en se soutenant à peine et en s’appuyant sur un des supports de la tombe de madame d’Egmont.

— Et vous croyez, reprit mademoiselle de Soissons avec exaltation, vous croyez que pendant cinq ans je vous aurai suivi pas à pas avec toute la sollicitude d’une mère… que j’aurai bravement lutté contre le vœu de ma famille pour aujourd’hui vous abandonner souffrant, presque mourant, sous je ne sais quel prétexte de convenances. Non, non, cet amour est trop pur et trop saint pour craindre de se montrer le front haut.

— Julie… pardonnez-moi, murmura Létorière en tombant sur une des marches de la tombe ; je ne vous ai pas tout dit.

— Mon Dieu, mon Dieu, il se trouve mal.

— Silence, Julie ! Une dernière prière… que je sente vos lèvres sur mon front.

— Mais il va mourir !!! mais il meurt ! Charles !… mon Charles ! s’écria la princesse désespérée en s’agenouillant auprès du marquis, toujours si étroitement enveloppé dans son manteau que ce fut en vain que mademoiselle de Soissons chercha sa main.

— Je ne vous ai pas dit que le baron d’Ugeon m’avait appelé en duel, continua Létorière d’une voix de plus en plus affaiblie.

— Un parent de la maréchale !… ils l’ont assassiné… traîtreusement assassiné !

— Non… je me suis battu… ce matin… avec lui… il s’est loyalement conduit… et j’ai reçu… dans la poitrine… une blessure… Julie, ajouta le marquis d’une voix éteinte, j’ai voulu vous revoir… Adieu… Cette bague… vous savez… vous la reprendrez… Votre regard m’aura suivi partout… jusqu’à la mort… Mon Dieu, pardonnez-moi !… je me croyais assez fort pour ne mourir que demain… Julie… encore… Adieu…

Et Létorière mourut en prononçant ce dernier mot.

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