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— Es-tu déjà allé à *** ? demandai-je donc à mon guide.

— Oui, monsieur, deux fois dans ma vie, me répondit-il en arrêtant son cheval et se plaçant un peu en arrière de moi ; une fois il y a deux ans, et l’autre fois il y a trois mois ; mais, dame ! les deux fois ne se ressemblent guère !!!

— Que veux-tu dire ?

— Oh ! la première fois, ajouta-t-il encore exalté sans doute par un souvenir d’admiration et de gratitude, c’est çà qui était crâne ! cent sous de guides ! un courrier ! six chevaux de berline !

Et pour péroraison imitative, sans doute, mon guide fit claquer son fouet de façon à m’étourdir.

Ne me contentant pas de cette manière d’apprécier et de désigner la qualité des voyageurs, je lui demandai :

— Mais qui était dans cette voiture ? à qui appartenait ce courrier ?

— Je ne sais pas, monsieur, les stores de la berline étaient baissés ; sur le siège de derrière, il y avait un homme et une femme âgés qui avaient l’air de domestiques de confiance.

— Et le courrier, n’a-t-il rien dit ?

— Le courrier ? ah ! ben oui ! un vrai muet, et l’air d’un féroce ! Tout ce que j’ai entendu, ç’a été quand il est venu commander les chevaux ; ça n’a pas été long, allez, monsieur ! Il est descendu de cheval, a mis deux louis d’or dans la main du maître de poste, en disant : « Six chevaux de berline et un bidet, les guides à cent sous, quarante sous de payés. » Et puis il est reparti au galop.

— Et il n’a pas dit le nom de son maître ?

— Non, monsieur.

— Et quelle livrée portait ce courrier ?

— Attendez donc, monsieur, que je me souvienne… Oui… une veste verte, galonnée d’argent sur toutes les coutures, une casquette pareille, ceinture de soie rouge, plaque armoriée, couteau de chasse… des moustaches… enfin, tout le tremblement… un fameux genre !… mais l’air trop féroce, parole d’honneur !

— Et depuis… tu n’as pas su qui tu avais conduit à *** ?

— Non, monsieur.

— Et cette même voiture, quand a-t-elle donc repassé ?

— Mais elle n’a pas repassé, monsieur.

— Comment ! dis-je fort étonné, mais il y a donc plusieurs maisons de campagne à *** ?

— Non, monsieur ; on dit qu’il n’y en a qu’une en tout : le reste, c’est tout des vraies cassines à paysans.

— Il y a donc une autre route pour venir de *** que celle-ci ?

— Oh ! non, monsieur ; il faut absolument revenir par ici.

— Et personne n’est revenu par ici ?

— Non, monsieur.

— C’est extraordinaire ! Et il y a longtemps que cette berline est passée ?

— Deux ans bientôt, monsieur.

— Et ton autre voyage à *** ? dis-je à mon guide, espérant trouver l’explication de ce mystère.

— Oh ! quant à cette conduite-là, je m’en souviendrai longtemps, monsieur ! Ah ! le vieux scélérat ! le vieux brigand ! le vieux roué !

— Voyons, conte-moi cela, mon garçon ; tu as de la rancune, ce me semble ?

— De la rancune ! je crois bien que j’en ai… et il y a de quoi en avoir. Ce n’est pas pour la chose, mais c’est pour la rouerie… et puis parce qu’il m’a appelé son bon ami, le vieux monstre ! son bon ami !  !  ! D’ailleurs vous allez voir, monsieur. Ce voyage-là, c’était donc il y a trois mois : ça se trouvait à mon tour de marcher, je me chauffais dans l’écurie, entre mes chevaux, car le froid pinçait encore dur ; sur les onze heures du matin, j’entends claquer, claquer, mais claquer comme à cent sous de guides, et puis la voix essoufflée de Jean-Pierre qui crie : — Deux chevaux de calèche ! — Bon ! je me dis, c’est du chenu, et ça me revient. Je sors pour voir le voyageur : c’était une mauvaise calèche à rideaux de cuir, une espèce de berlingot dont on ne voyait pas la couleur, tant il était couvert de boue. Je me dis en moi-même : Bon ! c’est sans doute un médecin qui vient voir un malade qui se meurt. Mais, sarpejeu ! voilà que j’entends une voix qui avait tout l’air d’orner un mourant lui-même, et qui criait du fond du berlingot, autant qu’elle pouvait crier, moitié toussant, moitié renâclant :

— Ah ! gueux de postillon ! ah ! misérable ! tu veux donc me tuer en me faisant aller ce train-là ?

Le fait est que Jean-Pierre vous avait mené ça que les moyeux en fumaient.

— En voilà pour votre argent, j’espère, not’ bourgeois, dit Jean-Pierre d’un air furieux au berlingot.

— C’est au moins à quatre francs de guides, n’est-ce pas ? que je dis à Jean-Pierre, qui dételait en jurant comme un païen.

— À quatre francs ! qu’i me fait ; oui… pas mal ! le monstre paye à vingt-cinq sous !

— À vingt-cinq sous ! au tarif ? et tu le mènes ce train-là, un train de prince ?

— Oui, et tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pu le mener encore plus vite.

— T’es joliment bête, que je dis à Jean-Pierre.

— Tu verras que tu vas faire comme moi.

— Le plus souvent ! que je réponds à Jean-Pierre. Enfin on m’amène mon porteur, que j’avais appelé Délinquant, parce qu’il faisait continuellement des délits sur la peau des autres : c’était son idée, à cette bête… hommes ou chevaux, ça lui était égal, pourvu qu’il morde ou qu’il frappe du devant, du derrière, de partout enfin. Ce pauvre Délinquant ! ajouta mon guide avec un douloureux soupir. Puis il reprit : — On m’amène donc mon porteur, et, avant de monter à cheval, je vois une grande main sèche, décharnée et couleur de bois qui sort du rideau de cuir du berlingot, et paye Jean-Pierre à vingt-cinq sous. Voyant payer Jean-Pierre à vingt-cinq sous… je frémis… et je me dis à moi-même : Bon ! vieil époumoné, tu vas faire une fameuse promenade au pas pour tes vingt-cinq sous : — Où allons-nous, monsieur ? demandai-je au berlingot ; car je ne voyais personne, et la grande main sèche et jaune s’était retirée.

— Nous allons à ***, me dit une voix, mais si faible, mais si éteinte, qu’elle avait l’air d’une agonie ; et puis la voix ajouta, toujours moitié toussant, moitié renâclant : — Mais je te préviens d’une chose, mon bon ami… son bon ami ! répéta mon guide avec rage… je te préviens que le moindre cahot me fait un mal affreux ; je suis à moitié mort des horribles soubresauts que ton misérable camarade m’a fait faire. Je veux aller très-doucement, très-doucement, au tout petit trot, entends-tu ?… car… Et il toussa comme s’il allait rendre l’âme, car la plus petite secousse me tuerait… et je ne paye que le tarif… vingt-cinq sous de guides, mon bon ami. Et là-dessus il retoussa comme s’il allait expirer, le vieux poussif !

— Ah ! tu ne payes que vingt-cinq sous ! et tu m’appelles ton bon ami ! ah ! ça te fait du mal d’aller vite ! Attends ! attends ! vieux fesse-mathieu, que je dis en enfourchant Délinquant ; je vais t’en donner, moi, du tout petit trot ! Et vlan… je vous pars à triple mors, et je vous trimballe le berlingot à tout briser, mais d’un train, mais d’un train, que le vieux roué m’aurait payé à mille francs de guides, comme on dit que payait le grand Napoléon, qu’il n’aurait pas été plus vite ; sans compter que, pour mieux orner ma course, je ne coupais pas un ruisseau, pas une saignée… J’arrivais là-dessus au galop… et vlan ! Il fallait voir les sauts de côté que faisait le berlingot en fringalant : seulement, on doit être juste pour tout le monde, mais faut qu’il ait été fameusement solide, le berlingot, pour ne s’être pas rompu mille fois !

— Mais, malheureux, dis-je à mon guide, tu risquais de tuer ce malade !

— Le tuer ! ah ! ben oui… le tuer ! le vieux brigand ! je n’ai pas eu assez de bonheur pour ça. Enfin, nous avons été un tel train, monsieur, que, malgré les sables où nous sommes, avec seulement un cheval de renfort, je l’ai mené à ***, et il y a deux postes et trois bons quarts, en une heure et demie !

— Diable ! lui dis-je, en effet, c’est bien aller.

— Mais attendez la fin, monsieur. La voix du berlingot m’avait dit de ne pas entrer dans le village ; nous arrivons à une hauteur qui est à deux cents pas de ***. Je dételle… pour la dernière fois Délinquant, car il en a été fourbu et en est mort, monsieur, de celle course-là ! et si mort, que mon maître m’en a mis à pied pour quinze jours, de façon que cette équipée-là m’a coûté plus de cent écus, à moi, pauvre diable ! Mais vous avouerez aussi, monsieur, que quand on se voit payé à vingt-cinq sous et qu’on s’entend appeler son bon ami par un pareil scélérat, c’est à ne plus se connaître.

— Continue, lui dis-je.

— Enfin, monsieur, je dételle et j’ouvre la portière, croyant trouver mon homme évanoui, ou au moins mort ; car, depuis une heure, il ne soufflait pas mot ; mais, mille tonnerres ! qu’est-ce que je vois ? un gaillard qui faisait claquer sa langue contre son palais, comme un coup de fouet, en rebouchant une bouteille du rhum, et qui me dit alors, d’une grosse voix de poitrine, mais d’un creux qui aurait fait envie à un chantre de cathédrale : — Mon fiston, voilà le moyen d’aller un train de prince et à bon marché ! Depuis Paris, j’ai toujours fait trois lieues et demie à l’heure, sans courrier, et je n’ai jamais payé qu’à vingt-cinq sous. Et il sauta de la calèche, leste et dégourdi comme un cerf, le monstre qu’il était.

Je ne pus m’empêcher de rire de ce singulier moyen d’aller vite et à bon marché, et mon guide exaspéré continua :

— Vous comprenez, n’est-ce pas, monsieur, comme on était furieux de n’être payé qu’à vingt-cinq sous, et d’être appelé son bon ami ? Tant plus le vieux roué recommandait d’aller doucement, tant plus, pour se venger et le faire souffrir, on allait un train d’enfer ; mais, au contraire, tant plus on allait vite, tant plus il jouissait, le vieux misérable ! Hein ! monsieur, en voilà un vrai bandit ? Faut-il être sans cœur, pour faire ainsi le malade, quand on est vigoureux, sec et cogné comme un vieux