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bidet de poste !… Mais ce n’est pas toute l’histoire ; je lui demande où il va, il me répond :

— Attends-moi là ; si je ne suis pas revenu dans une heure, va-t’en.

— Et la voiture ? lui dis-je.

— Si je ne reviens pas, tu la ramèneras à la poste, on ira la reprendre.

— Et votre bagage ?

— Je l’ai.

Et il me montra une boîte longue, plate, carrée et assez lourde qu’il tenait sous son bras, et puis il disparut à travers le bois, qui est assez épais à cet endroit-là.

Dans ce maudit village, il n’y a pas d’auberge. Je donne l’avoine à mes chevaux, et j’attends ; mais ce pauvre Délinquant était si épouffé qu’il ne mangeait pas ; moi, je fais le contraire, je mange un morceau, et au bout d’une heure mon vieux roué n’était pas encore revenu ; au bout de deux heures, pas davantage… Alors, je m’en vais au village qui est dans le fond… pensant qu’il ne pouvait être que dans la maison de campagne des personnes des six chevaux de berline et du courrier. Je sonne à une petite porte, puis à une grande, car on ne pouvait voir la maison du dehors : personne… Je frappe à tout briser : personne. Enfin je me lasse, et je m’en reviens ; j’attends encore une demi-heure : personne. Ma foi ! alors je m’en retourne à la poste ; on place le berlingot sous une remise, et depuis ce temps-là on n’est pas encore venu le réclamer. Or, probablement ce vieux brigand se trouve bien là où il est, et où vous allez aussi, monsieur. Mais c’est tout de même un drôle de village que *** : on y va… mais on n’en revient pas !

Comme mon guide, je fus frappé de cette étrangeté, et ma curiosité augmenta de plus en plus.

— Mais cet homme, lui dis-je, le dernier que tu as mené, était-il bien vieux ?

— Comme ça… dans les cinquante ans, sec comme du bois ; les cheveux tout blancs, mais les yeux et les sourcils noirs comme du charbon. Et puis je me rappelle que quand je lui ai demandé son bagage, et qu’il m’a montré la grande boîte, il a ri, mais tout de même d’un drôle de rire, car il avait comme de l’écume aux lèvres ; et puis j’ai remarqué qu’il avait les dents très-pointues et très-écartées, et on dit que c’est signe de méchanceté… ce qui ne m’étonnerait pas, vu qu’il a l’infamie de ne payer qu’à vingt-cinq sous, et encore d’appeler les autres son bon ami !

— Et comment était-il vêtu ? demandai-je, malgré moi de plus en plus intéressé à ce récit.

— Oh ! bien couvert : une grande redingote foncée, une cravate noire et la croix d’honneur ; avec ça le visage couleur de cuivre et une taille désossée, dans les modèles de celle de feu le commandant Calebasse, mon ancien chef d’escadron du neuvième hussards… un grand dur à cuire, tout nerfs et tout os.

— Et tu n’en as pas entendu parler depuis ?

— Non, monsieur… Ah ! j’oubliais de vous dire que, pendant que j’étais à l’attendre, j’ai entendu comme deux ou trois coups de fusil. Voilà tout ; probablement qu’on s’amusait par là à tirer des grives dans les vignes…

Cette boîte lourde et carrée me revint à l’esprit, et je frissonnai, pensant que peut-être un duel sans témoins et acharné avait ensanglanté cette solitude : mais l’espèce de ruse bouffonne employée par ce personnage pour aller vite et à bon marché me semblait contredire cette pensée de combat : une telle combinaison me paraissait peu naturelle dans un moment aussi sérieux. Ce qui me frappait pourtant extrêmement, c’est que personne n’était revenu de ce singulier village, « où on allait, comme disait naïvement mon guide, et dont on ne revenait pas. » Pourtant le notaire m’avait assuré que la seule habitation convenable qu’il y eût dans cet endroit était à vendre… Qu’étaient donc devenus les voyageurs de la première voiture ? et celui de la seconde ? Ma tête s’y perdait, et je brûlais d’arriver à ***, pour éclaircir ce singulier mystère.

Lorsque mon guide m’avait parlé de cette voiture à stores baissés, j’avais aussi pensé à un enlèvement ; mais ce courrier, ce train, s’accordaient assez peu avec le mystère voulu pour ces sortes d’entreprises. Pourtant ce pâle vieillard, qui arrive deux ans après que les premiers voyageurs sont passés, son air étrange, ces coups de pistolet, et puis la subite disparition de tout ce monde… encore une fois, tant de circonstances extraordinaires portaient ma curiosité à son comble.

— Enfin nous voici à ***, monsieur, me dit mon guide. J’espère que voilà une fameuse vue ? Mais, tenez, monsieur, c’est ici, près de ce platane mort, que j’ai déposé le vieux roué du berlingot.

En effet, nous étions arrivés sur les hauteurs qui dominent le village de ***.


CHAPITRE II.

Le cottage.


Vu de cette hauteur, le petit village de *** offrait un délicieux coup d’œil ; le peu de maisons qui le composaient, presque toutes situées à mi-côte, étaient bâties de pierres jaunâtres sur lesquelles grimpaient des ceps de vigne ; quelques-unes de ces habitations étaient recouvertes de tuiles rouges chaudement colorées ; d’autres n’avaient que de simples toits de chaume, sur lesquels semblaient s’épanouir, par compensation, une multitude de mousses vertes et veloutées, mêlées de touffes de joubarbe à fleurs rouges ; puis, toute cette pittoresque rusticité se perdait parmi de grands massifs de platanes, de chênes verts et de peupliers d’Italie, au milieu desquels s’élevait un modeste clocher à aiguille de pierre grise.

Je descendis une rampe sinueuse assez rapide, et bientôt j’arrivai sur la petite place du village : à gauche, je vis la porte du cimetière ; à droite, le porche de l’église, et avisant tout près une maison un peu plus grande que les autres, et remarquable seulement par une certaine recherche de propreté, je crus reconnaître le presbytère ; je descendis de cheval et je frappai… Je ne m’étais pas trompé.

Une femme, jeune encore, vêtue de noir, horriblement contrefaite, et d’une grande laideur, mais dont la figure me parut avoir une grande expression de bonté, vint m’ouvrir, et me demanda, avec un accent méridional très-prononcé, ce que je désirais.

— Je viens, madame, lui dis-je, voir la propriété qui est à vendre dans le village. M. V., notaire, m’a engagé à voir M. le curé, qui, m’a-t-il dit, est chargé de cette vente.

— Mon frère va revenir tout à l’heure, me répondit cette femme en soupirant ; et si vous voulez vous reposer en l’attendant, monsieur, veuillez me suivre dans le presbytère.

J’acceptai cette offre, et, laissant mon guide et ses chevaux, j’entrai dans la maison.

Rien de plus simple, de plus propre, et pourtant de plus pauvre, que l’intérieur de celle humble habitation ; mais partout on y retrouvait les traces d’une prévoyance attentive pour son hôte principal. J’accompagnai la sœur du curé dans une salle basse, dont les deux fenêtres à rideaux blancs s’ouvraient sur un petit jardin tout verdoyant ; les meubles modestes de cette chambre reluisaient de propreté ; un seul fauteuil de vieille tapisserie, placé près d’une petite table surmontée d’une bibliothèque de bois noir et d’un Christ en ivoire, semblait la place habituelle du prêtre ; la chaise de sa sœur et son rouet étaient proche de l’autre fenêtre : cette femme s’y assit et se mit à filer sans mot dire.

Craignant qu’elle ne gardât le silence par réserve ou par mesure, et voulant d’ailleurs satisfaire ma curiosité, vivement excitée par le récit de mon guide, je demandai à cette femme s’il y avait longtemps que la propriété était à vendre.

La sœur du prêtre me répondit avec un nouveau soupir : — Elle est à vendre depuis trois mois, monsieur.

— Mais, madame, les propriétaires ne l’habitent plus ?

— Les propriétaires, me dit-elle avec une grande expression de tristesse ; non, monsieur, ils ne l’habitent plus. Et voyant sans doute que j’allais lui adresser une autre question, elle ajouta, les larmes aux yeux : — Excusez-moi, monsieur ; mais mon frère vous entretiendra à ce sujet.

De plus en plus étonné, mais n’osant pas insister, je me rejetai sur quelques banalités, sur la vue, la beauté des sites, etc., etc.

Au bout d’une demi-heure on frappa : c’était le curé, sa sœur alla lui ouvrir, et l’informa sans doute du sujet de ma visite.

Ce prêtre, qui pouvait avoir trente ans, portait le costume sévère de sa condition ; il n’était pas contrefait, mais il ressemblait extrêmement à sa sœur : même laideur, même expression de douceur et de bonté, jointe à une apparence chétive et souffrante, car il était petit, frêle et très-pâle ; il avait un accent méridional beaucoup moins prononcé que sa sœur, et ses formes étaient réservées mais polies.

L’abbé m’accueillit avec une sorte de froideur que j’attribuai à sa crainte de ne trouver en moi qu’un importun, attiré seulement par une indiscrète curiosité ; car, d’après le peu de mots dits par sa sœur, je comprenais qu’il s’était passé quelque fatal événement dans cette maison, et le curé pouvait supposer que, vaguement instruit à ce sujet, je venais seulement chercher des détails plus circonstanciés.

Désirant le mettre en confiance avec moi, je lui dis franchement que je désirais trouver une propriété très-isolée, très-calme, très-solitaire ; qu’on m’avait parlé de celle qu’on voulait vendre comme remplissant presque toutes ces conditions, et que je venais à lui pour en être sérieusement informé.