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quets de bouleaux à écorce d’argent étaient jetés çà et là dans cette énorme prairie où paissaient plusieurs vaches suisses de la plus grande beauté ; enfin, à l’horizon, dominant plusieurs collines étagées, on voyait se découper hardiment la crête brumeuse et bleuâtre des dernières montagnes qui terminent la chaîne des Pyrénées orientales.

Cette vue était d’une haute magnificence, et, je le répète, cette nature si grandiose, encadrée dans l’or et la soie de ce joli salon, avait un singulier caractère.

— Ceci est le salon, me dit le curé ; et nous entrâmes alors dans la serre chaude bâtie en bois rustique. On y voyait un grand nombre de belles plantes exotiques, profondément encaissées, de sorte que l’hiver cette serre devait avoir l’aspect d’une délicieuse allée de jardin. Devant une porte qui la terminait le curé s’arrêta, et au lieu de l’ouvrir il revint sur ses pas.

Mais, lui montrant cette porte de bois d’un charmant travail gothique, flamand sans doute et léger comme une dentelle, je dis à l’abbé :

— Où mène cette porte, monsieur ? ne peut-on pas voir cet appartement ?

— On peut le voir, monsieur, si… vous le désirez absolument, me dit le curé avec une sorte d’impatience douloureuse.

— Sans doute, monsieur, répondis-je ; car, plus j’avançais dans l’examen de cette demeure, plus mon intérêt augmentait. Tout jusqu’alors me révélant, non-seulement l’élégance la plus choisie, mais de nobles habitudes d’art et de poésie, je pensais que jamais un esprit vulgaire n’aurait ni choisi ni embelli sa résidence de la sorte.

— Veuillez donc, monsieur, entrer là sans moi, me dit l’abbé en me donnant une clef. C’était son… Puis il reprit : C’est un salon de travail.

J’y entrai.

Cette pièce, évidemment occupée d’ordinaire par une femme, était demeurée absolument dans l’état où celle qui l’habitait l’avait laissée : sur un métier à tapisserie on voyait une broderie commencée ; plus loin, une harpe devant un pupitre chargé de musique ; sur une table, un flacon et un mouchoir déployé ; un livre ouvert était près d’un panier à ouvrage : je regardai, c’était le deuxième volume d’Obermann.

Profondément ému en songeant qu’un malheur affreux et subit avait tranché sans doute une existence qui semblait si poétique et si heureusement occupée, je continuai d’observer avec une dévorante attention tout ce qui m’entourait… Je vis encore une assez grande bibliothèque remplie des meilleurs poëtes français, allemands et italiens ; à côté, un chevalet sur lequel était la plus délicieuse ébauche de portrait d’enfant qui se pût voir, une adorable petite figure d’ange de trois ou quatre ans, aux yeux bleus et aux longs cheveux bruns. Je ne sais pourquoi il me sembla follement qu’une mère seule pouvait ainsi peindre… et qu’elle ne pouvait ainsi peindre que son enfant. Toutes ces découvertes, en m’attristant, irritaient de plus en plus mon intérêt et ma curiosité ; aussi je me résolus à tout employer pour pénétrer le secret si opiniâtrement gardé par le curé.

Ce portrait d’enfant, dont j’ai parlé, était placé près d’une des fenêtres qui éclairaient cette pièce ; machinalement j’en écartai le rideau. Que vis-je ? À une lieue au plus… la mer !… la Méditerranée !… qui étincelait comme un immense miroir d’azur dans lequel le soleil se serait ardemment reflété… la mer qu’on voyait entre le versant de deux collines qui s’abaissaient doucement…

Cette vue était magnifique, et je pensais qu’elle devait surtout se révéler dans toutes ses splendeurs à l’âme poétique qui avait laissé dans cette demeure tant de traces touchantes de sa nature noble et élevée.

Un instant je détournai ma vue de ce majestueux spectacle pour la reposer un moment et l’y attacher encore ; j’aperçus alors un objet que je n’avais pas encore remarqué : c’était un portrait d’homme posé sur un chevalet recouvert de velours bleu. Dans l’espèce d’ovale que formaient à leur sommet les deux branches de chevalet en se recourbant, je vis un chiffre composé d’un A et d’un R, surmonté d’une couronne de comte. Ce portrait était dessiné au pastel… Ayant quelques connaissances en peinture, j’y reconnus facilement la même main qui avait ébauché la figure d’enfant.

La tête, attachée à un col svelte et élégant, se détachait pâle et éclatante d’un fond rouge-brun très-sombre, et des vêtements entièrement noirs, coupés, par fantaisie sans doute, à la mode de Van-Dyck.

Cette figure, jeune et hardie, avait un caractère frappant de haute intelligence, de résolution et de grâce que je n’oublierai de ma vie. L’ovale en était allongé, le front haut, proéminent, très-découvert, très-uni, sauf un pli extrêmement prononcé qui séparait les sourcils, dont l’arc, non plus que celui des orbites, semblait presque insensible, tant il était droit ; les cheveux châtain clair, rares, fins et soyeux, et rejetés en arrière, ondoyaient légèrement sur les tempes ; les yeux fort grands, fort beaux, d’un brun de velours, à l’iris orangé, semblaient peut-être trop ronds ; mais leur regard fier, profond, méditatif, chargé de pensées, semblait annoncer un esprit de premier ordre ; enfin un nez aquilin et un menton à fossette, saillant et bien carrément dessiné, auraient donné à cette physionomie une expression hautaine et presque dure, si, contournant des lèvres minces et purpurines, un fin et imperceptible sourire, rempli de charme, n’eût adouci, éclairé pour ainsi dire, ce que quelques parties du visage avaient de trop énergique et de trop accusé.

Depuis quelques minutes, je contemplais cette tête si belle et si expressive, en me demandant si cet homme était le héros de la mystérieuse aventure que je cherchais à pénétrer… Puis je remarquai, à la différence extrême des yeux, qui, chez l’enfant, étaient bleus et longuement fendus, beaucoup de points de ressemblance entre le portrait de cet inconnu et la délicieuse ébauche de figure d’ange qui était auprès.

Mais bientôt j’entendis la voix émue de l’abbé qui, sans entrer, me demandait si j’avais tout vu et assez vu…

Je le rejoignis, il ferma la porte, et nous traversâmes de nouveau la galerie. J’y aperçus une chose puérile peut-être, mais qui me serra cruellement le cœur : en un mot, près du salon, était une volière à grillages dorés, dans laquelle je vis morts… plusieurs pauvres petits bengalis et bouvreuils.

Douloureusement oppressé, et de plus en plus intéressé, je voulus mettre le prêtre en confiance, en lui exprimant combien j’étais touché de ce que je voyais, moi qui ne connaissais même pas ceux qui avaient habité ce séjour ; mais, soit qu’il ne pût surmonter son émotion, soit qu’il craignit de profaner son chagrin en en confiant la cause à la légèreté d’un étranger, il éluda de nouveau toute ouverture à ce sujet, et me dit avec effroi :

— Il ne reste maintenant à voir, monsieur, que la galerie et la tour qui forme un autre cabinet d’étude.

Nous repassâmes dans le salon d’entrée, nous traversâmes une bibliothèque, une longue galerie à vitraux coloriés, remplie de tableaux, de sculptures, de curiosités de toute espèce, et nous arrivâmes à la tour qui communiquait à cette galerie par quelques marches.

J’entrai ; cette fois l’abbé m’accompagna résolument, bien que je m’aperçusse que de temps à autre il essuyait de sa main ses yeux humides de larmes.

Dans cette vaste salle ronde, tout révélait des goûts studieux et réfléchis : c’était un ameublement sévère, beaucoup d’armes de prix, quatre grands portraits de famille, qui paraissaient embrasser un intervalle de cinq siècles, bien que séparés par une lacune de près de cent cinquante ans ; car le plus ancien des portraits rappelait le costume de guerre de la fin du quatorzième siècle, tandis que les costumes des autres appartenaient seulement aux dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles ; le portrait le plus récent représentait un homme qui portait l’habit d’officier général du temps de l’Empire et un cordon rouge en sautoir.

Je remarquai encore beaucoup de cartes et de plans topographiques, chargés de notes abrégées et pour ainsi dire hiéroglyphiques ; mais ce qui me frappa vivement, ce fut un portrait de femme, posé sur un chevalet tout pareil à celui que j’avais déjà remarqué ; seulement il ne portait pas de couronne à son sommet, on n’y voyait qu’un chiffre composé d’un M et d’un V entrelacés.

Par une savante combinaison du peintre, ce portrait, peint sur un fond d’or, rappelait, par son caractère magnifiquement naïf, quelques-unes de ces adorables figures de Vierges de l’école italienne, de la fin du seizième siècle ; joignez à cela que tout ce que Raphaël a jamais rêvé de plus candide, de plus pur et de plus suave, dans l’expression de ses madones, rayonnait doucement sur cette divine physionomie : ses cheveux bruns, lisses et brillants se collaient sur son front charmant, ceint d’une petite féronnière d’or… puis, suivant la ligne des tempes d’une blancheur si éblouissante qu’on semblait y voir le réseau bleu des veines, descendaient jusqu’au bas de ses joues, délicatement rosées ; ses grands yeux bleus, d’une sérénité pensive et presque mélancolique, semblaient me suivre de leur long regard, à la fois calme, noble et bon ; ses lèvres, d’un pâle incarnat, ne souriaient pas, mais elles avaient une expression de grâce sérieuse, réfléchie, impossible à rendre ; et leur coupe, ainsi que celle du nez droit et mince, était d’une beauté exquise et d’une pureté antique ; enfin, une sorte de tunique d’un bleu très-tendre, qui, laissant à peine voir la neige des épaules, se nouait autour d’une taille de la plus rare élégance par un cercle d’or bruni, complétait ce portrait, on le répète, d’une naïveté pleine d’élévation, de charme et de poésie.

À force d’examiner curieusement ces traits d’une perfection si idéale, je trouvai dans le regard une expression qui me rappela la figure d’enfant ; car je me souviens que les yeux de cet ange étaient aussi très-grands et d’un bleu limpide et profond, mais que le bas de son visage et son vaste front rappelaient davantage le portrait d’homme qui m’avait tant frappé.

Je ne sais pourquoi je m’imaginai que cet enfant appartenait à ces deux personnes ; mais où était-il ? où étaient à cette heure son père et sa mère : son père d’une beauté si fière et si résolue ; sa mère d’une beauté si douce et si pure ?

Était-ce lui ? était-ce elle ? était-ce tous deux, tous trois, qu’un épouvantable malheur avait frappés ?

« Oh ! me disais-je, si les dehors tant expressifs de la physionomie ne trompent pas, dans quel Éden enivrant devaient vivre ces deux nobles créatures ! Pouvoir vivre ainsi avec un enfant adoré, au milieu de