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La froideur glaciale de l’abbé ne fondit pas à cette ouverture, et, après l’échange de quelques mots insignifiants, il me demanda si je voulais voir la maison.

Je lui répondis que j’étais absolument à ses ordres, et nous nous levâmes pour sortir.

Alors sa sœur prit un paquet de clefs dans une armoire, et les lui remit en disant les larmes aux yeux :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Joseph… cela va vous faire bien du mal, car vous n’y êtes pas entré depuis…

Le jeune prêtre lui serra tendrement la main, et répondit avec résignation :

— Que voulez-vous, Jeanne !… Il fallait bien que cela arrivât un jour ou l’autre.

Nous sortîmes.

Le silence opiniâtre que semblait vouloir garder le curé à propos d’événements qui irritaient de plus en plus ma curiosité me fut fort désagréable ; mais, sentant que la moindre question sur un sujet qui paraissait affecter si profondément ces deux pauvres créatures serait peut-être cruelle et probablement inutile, je me décidai à demeurer dans toute la rigueur de mon rôle de visiteur et d’acheteur.

Nous sortîmes du presbytère, et, gravissant une rue assez escarpée, nous arrivâmes devant une petite porte, de chaque côté de laquelle s’étendait un long mur très-élevé.

Cette apparence était plus que simple : cette muraille de pierres brutes, seulement jointes par un ciment très-solide, il est vrai, paraissait ruinée ; la porte semblait vermoulue ; mais lorsque, l’abbé l’ayant ouverte, j’entrai dans le paradis caché par ce grand mur, en vérité, je compris et admirai plus que jamais le goût si sage, si égoïste et si bien entendu des Orientaux, qui tâchent à rendre les dehors de leurs habitations les plus insignifiants, et souvent même les plus délabrés du monde, tandis qu’au contraire ils en ornent l’intérieur avec le luxe le plus éblouissant et le plus recherché.

Cette habitude m’a toujours semblé charmante, comme contraste d’abord, et puis parce que j’avoue n’avoir jamais bien pénétré le but de ce déploiement extérieur de peintures et de sculptures si généreusement étalées pour les passants, qui répondent d’ordinaire à cette attention délicate en couvrant d’immondices ces beautés architecturales et monumentales, comme on dit. C’est bien un contraste, si l’on veut ; mais celui-là ne me plaît pas. En un mot, n’est-il pas de meilleur goût de cacher au contraire une délicieuse retraite, et de jouir ainsi d’un bonheur ignoré, au lieu de s’en pavaner pompeusement aux yeux de chacun, pour exciter l’envie ou la haine de tous ?

Mais, pour en revenir au paradis dont j’ai parlé, une fois la petite porte ouverte, j’entrai avec le curé, il la referma soigneusement et dit : — Ceci, monsieur, est la maison.

Puis, sans doute, absorbé dans ses souvenirs et voulant me donner le loisir de tout examiner, il croisa ses bras sur sa poitrine et il demeura silencieux.

Je l’ai dit, je restai frappé d’étonnement, et le spectacle que j’avais devant les yeux était si ravissant, qu’il me fit oublier toute autre préoccupation.

On ne voyait plus une pierre de la muraille de clôture dont j’ai parlé ; elle était à l’intérieur absolument cachée par une charmille touffue et par une haute futaie de chênes immenses.

Ensuite qu’on se figure, située au centre d’une vaste pelouse de gazon fin, ras, épais et miroité comme un tapis de velours vert, une maison de médiocre grandeur et de la construction la plus irrégulière : au milieu, un corps de logis composé d’un seul rez-de-chaussée ; à droite, une galerie de bois rustique, formant serre-chaude, et aboutissant à une sorte de pavillon qui ne paraissait recevoir du jour que par le haut ; à gauche, en retour du corps de logis du milieu, et plus élevée que lui, une galerie à quatre ogives garnies de vitraux coloriés, et aboutissant à une tourelle très-haute, qui dominait de beaucoup le reste de l’habitation.

Rien de plus simple apparemment que l’ordonnance de ce cottage ; mais ces bâtiments n’en étaient pour ainsi dire que la charpente, que le corps ; car tout son luxe, toute son indicible élégance, tout son éclat, venaient de l’innombrable quantité de plantes grimpantes qui, à part l’ouverture des fenêtres, qu’elles envahissaient encore çà et là par une brusque invasion de jasmins et de chèvrefeuilles, couvraient d’un manteau de verdure et de fleurs de mille nuances toutes les murailles treillagées de cette délicieuse demeure, depuis le rez-de-chaussée jusqu’au sommet de la tourelle, qui semblait un immense tronc d’arbre revêtu de lianes.

Puis une épaisse et large corbeille de géraniums rouges, d’héliotropes d’un lilas tendre et de lauriers-roses, régnait autour de la base des murs, et cachait sous ses grosses touffes de verdure, émaillées de vives couleurs, les tiges toujours grêles des plantes grimpantes qui épanouissaient plus haut leurs trésors diaprés.

Le lierre d’Écosse, les rosiers, la vigne vierge, les gobéas à clochettes bleues, la clématite à étoiles blanches, entouraient de leurs épais réseaux les piliers de bois rustique qui formaient les montants de la serre chaude, et les supports de l’auvent d’un perron, aussi de bois, à dix marches recouvertes d’une fine natte de Lima ; sur chacune de ces marches était un immense vase de porcelaine du Japon, blanc, rouge et or, renfermant de ces grands cactus à larges pétales pourpres et au calice d’azur ; puis, comme le pied de ces plantes est nu et rugueux, de charmants petits convolvulus de Smyrne, à campanules oranges, les cachaient sous leur broderie verte et or ; enfin ce perron aboutissait à une porte de chêne fort simple, de chaque côté de laquelle étaient deux larges et profonds divans de Chine, faits de joncs et de bambous.

Tel était de ce côté l’aspect véritablement enchanteur de ce cottage, de cette oasis fraîche et parfumée, qui s’épanouissait comme une fleur magnifique et ignorée au fond des solitudes de cette province. Il est impossible d’exprimer par la froide ressource des mots toute la splendeur de ce tableau, qui empruntait à la seule nature son indicible somptuosité. Qui peindra les mille caprices de l’ardente lumière du midi se jouant sur le vif émail de tant de couleurs ? Qui rendra le bruissement harmonieux de la brise qui semblait faire onduler sous ses baisers caressants toutes ces corolles épanouies ? et ce parfum sans nom, mélange frais et embaumé de toutes ces senteurs, et cette bonne odeur de mousse et de verdure jointe à l’arôme pénétrant et aromatique du laurier, du thym et des arbres verts, qui pourra l’exprimer ?…

Mais ce qui est peut-être plus difficile encore, c’est de retracer les mille pensées diverses et accablantes qui me vinrent à l’esprit en contemplant la plus adorable retraite que l’homme rassasié des joies du monde ait jamais pu rêver ; car je songeais que, malgré tant de soleil, de verdure, et de fleurs, ce délicieux séjour était à cette heure triste, désert, abandonné ; qu’un affreux malheur avait sans doute surpris et écrasé ceux qui s’étaient si doucement reposés dans l’avenir. Le choix même d’un endroit si écarté, aussi loin de toute grande ville, ce luxe, cette recherche de bon goût, témoignaient assez que l’habitant de cette demeure espérait y passer peut-être de longues et paisibles années, dans la sérénité méditative de la solitude, seulement chère aux esprits malheureux, désabusés ou pensifs.

Ces idées m’avaient attristé et longtemps absorbé ; sortant de cette rêverie, je regardai le curé ; il me parut encore plus pâle que de coutume, et semblait profondément réfléchir.

— Rien de plus charmant que cette maison, monsieur, lui dis-je.

Il tressaillit brusquement, et me répondit avec politesse, mais toujours avec froideur :

— Cela est charmant, en effet, monsieur.

Et poussant un navrant soupir :

— Voulez-vous à cette heure visiter l’intérieur de la maison ? ajouta-t-il.

— La maison est-elle meublée, monsieur ?

— Oui, monsieur, elle est à vendre ainsi que vous l’allez voir, à part quelques portraits qui seront retirés.

Et il soupira de nouveau.

Nous entrâmes par le perron de verdure dont j’ai parlé.

Cette première pièce était un salon d’attente, éclairé par le haut et rempli de tableaux qui paraissaient d’excellentes copies des meilleurs maîtres italiens ; quelques bas-reliefs et quelques statues de marbre d’un goût pur et antique garnissaient les angles de cette salle, et quatre admirables vases grecs étaient remplis de fleurs, hélas ! desséchées, car il y avait des fleurs partout, et là elles avaient dû se mêler merveilleusement à ces trésors de l’art.

— Ceci est l’antichambre, monsieur, me dit le curé.

Nous passâmes et entrâmes dans une pièce garnie de meubles en bois de noyer, merveilleusement sculptés, dans le goût de la renaissance ; quatre grands tableaux de l’école espagnole cachaient la tenture, et des fleurs avaient dû remplir de vastes jardinières placées devant les fenêtres.

Toutes ces pièces étaient petites, mais leurs accessoires étaient du goût le plus élégant.

— Ceci est la salle à manger, me dit le curé en continuant sa nomenclature glaciale ; puis nous arrivâmes par une porte ouverte, et seulement garnie de portières, dans un salon dont les trois fenêtres s’ouvraient sur la partie du parc que je n’avais pas vue. Le salon, à frises dorées, était tendu de damas ponceau ; les meubles, qui paraissaient être de la belle époque du siècle de Louis XIV, étaient aussi dorés ; et plusieurs consoles de marqueterie, comblées de magnifiques porcelaines de toutes sortes, complétaient l’ornement de cette pièce. Mais ce qui me plut surtout, c’est que la splendeur de ce luxe, ordinaire dans une ville, contrastait là délicieusement avec la solitude presque sauvage de l’habitation, et surtout avec la nature riante et grandiose qu’on découvrait des fenêtres du salon.

C’était une immense prairie de ce gazon si frais et si vert que j’avais tant admiré ; à travers cette pelouse serpentait sans doute la rivière limpide et courante que j’avais plusieurs fois traversée en arrivant à *** ; de chaque côté de cette plaine de verdure s’étendait un grand rideau de chênes et de tilleuls branchus jusqu’à leurs pieds, et deux ou trois bou-