Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ment contre les riches qui semblent fouler aux pieds toute morale reçue, et trouver une sorte de méchant plaisir à braver ainsi les devoirs qu’ils regardent, dans leur orgueil impie, comme indignes d’eux, et bons, disent-ils, pour les misérables !…

Ah ! monsieur, je ne puis me reprocher l’amertume de ces paroles, car elles exprimaient mon horreur contre une conduite que je trouve à cette heure aussi criminelle qu’alors ; et pourtant, depuis, j’ai eu la faiblesse de m’en repentir… Enfin ce jour-là, en entendant ces mots, auxquels mon indignation prêtait une grande énergie, tous les yeux de nos montagnards se tournèrent aussitôt vers cette malheureuse femme, humblement agenouillée parmi eux : sa tête se courba davantage ; elle ramena les plis de son voile sur son visage, et il me parut, à quelques mouvements saccadés de ses épaules, qu’elle pleurait beaucoup… Je triomphai, car je pensais avoir éveillé le remords, peut-être endormi jusqu’alors, dans une âme coupable. Le service divin terminé, je rentrai au presbytère.

Sans rien redouter de la colère du comte, qui pouvait se croire offensé de ces allusions, j’étais néanmoins préoccupé malgré moi de ce qu’il en pouvait penser. Le lendemain, il me vint voir. Quand ma sœur m’annonça sa visite, je ne pus me défendre d’une certaine émotion ; mais je trouvai son accueil aussi bienveillant que d’habitude : il ne me dit pas un mot du sermon de la veille, causa longuement avec moi des besoins de nos pauvres, et me parla d’un projet qu’il avait d’établir une école pour les enfants sous ma direction, me communiqua ses idées à ce sujet, établit une sage et remarquable distinction entre l’éducation qu’on doit donner aux gens voués aux travaux physiques et celle que doivent recevoir les gens destinés aux professions libérales ; et déployant, dans cette conversation qui me tint de nouveau sous le charme, les vues les plus hautes et les plus étendues, il montra l’esprit le plus mûr et le plus droit, puis me quitta.

Hélas ! monsieur, les misères et les faiblesses de notre nature sont tellement inexplicables, que je fus presque blessé de l’indifférence apparente du comte au sujet de mon sermon, au lieu de voir dans sa conduite mesurée une respectueuse soumission aux devoirs que m’imposaient mes convictions et mon caractère.

Peu de temps après, une des grandes fêtes de l’église approchait ; je m’y rendais un jour pour y entendre la confession de nos montagnards, lorsque, en allant à mon confessionnal, je vis parmi les paysans cette même femme, humblement agenouillée comme eux sur la pierre humide et dure : elle attendit là longtemps, et vint à son tour au tribunal de la pénitence. J’étais loin d’être indulgent pour nos paysans, mais je ne sais pourquoi je me sentis disposé à être plus sévère encore pour une personne que son rang paraissait mettre au-dessus d’eux. La voix de cette dame était tremblante, émue, son accent timide et doux ; et sans trahir ici un de nos plus grands, un de nos plus sacrés mystères, puisque, hélas ! monsieur, je ne vous apprends que des faits maintenant publics et mis en évidence par un effroyable événement, je reconnus, dès ce jour et dans la suite des temps, l’âme la plus noble et la plus repentante, mais aussi la plus faible et la plus criminelle sous le rapport de son attachement coupable pour le comte… attachement qui me parut tenir d’une exaltation que j’oserais appeler sainte et religieuse, si je ne craignais de profaner ces mots.

Que vous dire de plus, monsieur ! Au bout de six mois de séjour dans nos contrées, le comte et cette dame, que nos montagnards appelèrent bientôt, dans la naïveté de leur reconnaissance, l’Ange Marie (car personne ne l’entendit jamais appeler autrement que Marie) ; le comte et cette dame avaient été si charitables que nous ne comptions plus un malheureux dans cette paroisse ; et bien plus, telle était l’étrange confiance que la bienfaisance inépuisable et éclairée de cette âme si belle avait donnée à nos montagnards, que si quelquefois je leur représentais la dangereuse témérité de leurs chasses périlleuses, en leur rappelant quel serait le triste avenir de leur famille s’ils venaient à périr, ils me répondaient : Mon père, l’Ange Marie y pourvoira ! En un mot, cette dame était devenue la Providence de ce village, et l’on y comptait comme sur celle de Dieu. Au bout d’un an, cette personne si aimée, si bénie, tomba gravement malade ; à cette nouvelle, je ne vous dirai pas, monsieur, les craintes, le désespoir de nos paysans, les prières, les ex-voto qu’ils firent pour elle, la désolation qui régna dans ce village.

Craignant de compromettre la rigoureuse sévérité de mon caractère, bien que le comte fût venu presque chaque jour me voir, je n’étais jamais allé chez lui ; mais lorsque cette dame fut très-malade, elle me demanda, et le comte vint me supplier de me rendre auprès d’elle : je ne pus m’en dispenser. Je la trouvai presque mourante…

Ce fut un moment terrible ; jamais sa piété ne se révéla plus fervente et plus profonde à mon âme attendrie. Je la consolai, je l’exhortai ; pendant huit jours elle donna les plus cruelles inquiétudes ; enfin sa jeunesse la sauva.

Je ne vous parle pas non plus, monsieur, de l’affreuse anxiété du comte pendant cette maladie. Une nuit surtout, qu’on désespérait de cette dame, il m’épouvanta… car, par quelques mots qui lui échappèrent… je compris que cette mort qu’il redoutait aurait pu le précipiter de nouveau de la sphère des plus généreux sentiments… dans l’abîme de la plus grande perversité, et dans ce moment je crus à la réalité de tous les bruits qui avaient couru sur le comte.

Enfin, l’Ange Marie revint à la santé ; peu à peu la beauté reflorit sur ce noble et charmant visage, où luttaient sans cesse le remords d’une grande faute et la conscience d’un bonheur assez grand pour lutter incessamment contre ce remords… Hélas ! monsieur, j’avais pris la résolution de ne pas retourner dans cette maison, craignant, je vous l’ai dit, de compromettre la gravité de mon caractère ; et pourtant j’y retournai. Sans doute, je fus coupable, mais peut-être trouverai-je une excuse aux yeux de Dieu, car cette femme et le comte étaient si charitables aux malheureux ! Grâce à lui, grâce à elle, je pouvais secourir tant de misères, que Dieu me pardonnera, je l’espère, de n’avoir pas repoussé la main qui répandait ses aumônes avec tant de discernement et de bonté !… Et puis encore, moi, pauvre prêtre, j’aimais la science, l’étude, et il n’y avait personne dans ce village avec qui je pusse m’entretenir, tandis que je trouvais dans le comte une des plus hautes intelligences que j’aie, je ne dirai pas connues, car j’ai bien peu expérimenté les hommes et la vie, mais que j’aie, si cela se peut dire, rencontrées dans les livres. Ses connaissances étaient vastes, profondes, presque universelles ; il paraissait avoir beaucoup vu et voyagé, et ne pas être demeuré étranger aux affaires publiques, car il résumait les rares questions politiques que le hasard amenait dans nos conversations avec une puissante et énergique concision ; son jugement était clair, perçant, allant droit au fond des choses, mais étrange et singulier en cela, qu’il paraissait dégagé, soit par réflexion, soit par indifférence, soit par mépris, de tout préjugé, de toute sympathie de cause ou de caste : cela était quelquefois bien effrayant d’impartialité, je vous l’assure, monsieur… Mais ce qui m’épouvantait toujours pour le comte, c’est que jamais je ne lui entendis prononcer un seul mot qui annonçât la moindre foi religieuse. Bien qu’il fût comme tacitement convenu entre nous de ne jamais aborder ces formidables questions, si dans le cours de l’entretien il lui échappait quelques paroles à ce sujet, elles semblaient si froidement désintéressées, que j’eusse peut-être préféré, pour son salut, une attaque ou une négation à propos de ces éternelles vérités ; car sa conversion à des principes religieux m’eût peut-être semblé possible un jour, tandis que cette indifférence de glace semblait ne laisser aucun espoir.

Et pourtant sa conduite pratique était la plus ample et la plus magnifique application des principes du christianisme ; c’en était l’esprit sans la lettre. Jamais non plus je n’entendis entre lui et l’Ange Marie aucune conversation religieuse, bien que leur enfant fût pieusement élevé par sa mère dans notre croyance. Souvent, néanmoins, j’ai vu le comte les yeux mouillés de larmes, lorsque celle qu’il aimait, joignant les mains de ce petit ange, lui faisait prier Dieu ; mais le comte était, je pense, monsieur, plus touché de la délicieuse figure de cet enfant, et des accents ingénus de sa voix, que des pensées religieuses qu’elle exprimait.

Cette dame avait aussi une instruction solide et variée, un esprit remarquable, et surtout une sorte d’ineffable indulgence qui s’étendait à tous. Si le comte, avec sa parole souvent acerbe et mordante, attaquait quelque caractère ou quelque fait historique ou contemporain… elle cherchait toujours à trouver dans le caractère le plus noir, dans le fait le plus triste, un bon instinct ou un sentiment généreux qui les excusât un peu… Alors les larmes me venaient aux yeux, en songeant que c’était sans doute un cruel retour sur elle-même, un remords incessant, qui rendait cette pauvre femme si bienveillante à tous, comme si elle eût, hélas ! senti qu’étant bien coupable elle-même, il ne lui était permis d’accuser personne…

Et le comte, monsieur, si vous saviez avec quelle profonde et presque respectueuse tendresse il lui parlait ! comme il l’écoutait ! avec quelle délicate fierté il savait apprécier et faire ressortir tout ce qu’il y avait de noble et de grand dans l’esprit et dans le cœur de celle qu’il aimait tant ! combien son visage devenait radieux en la contemplant ! Que de fois je l’ai vu la regarder ainsi longtemps en silence, et puis tout à coup, comme si les mots lui eussent manqué pour peindre ce qu’il ressentait, lever les yeux au ciel en joignant les mains avec un geste, avec une expression de bonheur et d’admiration impossible à rendre.

Ah ! monsieur, que de longues et douces soirées j’ai ainsi passées dans l’intimité de ces deux personnes à la fois si coupables et si vertueuses ! Que de fois ce fatal et bizarre contraste a confondu ma raison ! Que de fois, l’été, le soir, en les quittant, au lieu de rentrer au presbytère, j’allai me promener sur nos montagnes, pour méditer plus en silence, plus sous l’œil de Dieu, si cela se peut dire ! Ô Seigneur !… m’écriais-je, tes vues sont impénétrables !… Cette femme est adultère et criminelle ; elle a la conscience de sa faute, puisqu’elle pleure incessamment sa faute ; elle est bien coupable sans doute à tes yeux et à ceux des hommes ! et pourtant quelle vie plus exemplaire, plus bienfaisante, plus pratiquement touchante et vertueuse que la sienne ? Combien de fois aussi l’ai-je entendue chanter des hymnes en ton nom ! sa voix annonçait une foi si profonde et si religieuse que cette foi ne pouvait être feinte !… Ô mon Dieu ! qu’est-ce donc que le vice et le crime, quand ils revêtent ces dangereuses apparences ? Faut-il les haïr davantage ? faut-il les plaindre ? faut-il plutôt leur pardonner ? Et lui, cet homme étrange, qui, dit-il, n’est pas de nos religions ! quelle est donc la sienne, à lui ? quelle est donc cette religion ignorée qui lui impose une vie si généreuse et si bienfaisante ? qui le rend si bon, qui le fait chérir et bénir de tous ? À quelle source inconnue a-t-il donc puisé ces principes d’une charité si intelligente et si élevée ? Et pourtant on dit qu’il n’a rien respecté de ce