Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/149

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui était saint et sacré aux yeux des hommes, qu’il l’a foulé aux pieds et méprisé… Et cela est… car son amour d’aujourd’hui est criminel… et autrefois il a été bien plus terriblement coupable encore, je le crois ; car de même que la lueur de la foudre fait quelquefois entrevoir toute l’immensité d’un abîme, de même aussi, à ce moment terrible où il tremblait de perdre cette femme… j’ai un instant pu pénétrer les profondeurs de son âme, et j’ai pâli de terreur. Et pourtant la noblesse de ses sentiments ne s’est jamais démentie. Ô mon Dieu ! que tes vues sont impénétrables ! répétais-je plus indécis que jamais, en m’humiliant toujours devant les mystérieux desseins de la Divinité, car bientôt je devais avoir une terrible preuve que sa formidable justice sait atteindre inexorablement les coupables.

Hélas ! monsieur, mon récit approche de sa fin, et cette fin est épouvantable. C’était, il y a trois mois, un soir ; je causais avec ma sœur d’un fait qui me semblait très-inquiétant : deux paysans assuraient avoir vu un vieillard à cheveux blancs et à sourcils noirs, au teint cuivré mais d’une vigueur rare pour son âge, escalader le mur du parc de la maison du comte ; puis, que peu de temps après ils avaient entendu deux coups de feu. Je me disposais à aller m’informer moi-même de ce qui en était, lorsqu’on vint me chercher à la hâte pour me rendre chez le comte. Ah ? monsieur, jugez de ma terreur… je trouvai lui et elle, chacun percé d’une balle… Un des deux coups de feu avait aussi atteint leur pauvre petit enfant, qui était mort et paraissait endormi dans son berceau.

Le comte n’avait pas deux minutes à vivre ; ses derniers mots furent ceux-ci : « Marie vous dira tout… Donnez-lui vos soins… » Puis, il se retourna vers elle et dit : « Adieu… Marie !… hélas !… c’est pour toujours !… Ah ! c’est ma faute ! si je vous avais crue… pourtant !!! » Et il mourut.

Elle lui survécut à peine d’un quart d’heure ; et avant d’expirer elle me confia le secret de cette terrible aventure, afin d’éclairer la justice et d’empêcher d’accuser ou d’inquiéter des innocents.

En un mot, ainsi que vous l’avez peut-être déjà pénétré, monsieur, le vieillard était le mari de cette infortunée : usant du terrible droit que lui donne la loi, trouvant sa femme et le comte assis près du berceau de leur fils, il les avait tirés tous deux à bout portant ; une balle avait du même coup tué la mère et le malheureux enfant…

— Mais ce vieillard, qu’est-il devenu ? demandai-je au curé, dont la narration m’avait si douloureusement impressionné.

— Je l’ignore, monsieur ; tout ce que j’ai su, c’est qu’un petit bâtiment génois, mouillé depuis huit jours proche de la côte, à une lieue d’ici, avait, le soir même de ce triple meurtre, mis à la voile… »

On conçoit l’intérêt que fit naître en moi cette narration, et on comprendra peut-être aussi qu’instruit de ce terrible événement, je ne pus me résoudre à acquérir cette demeure, où devaient toujours vivre d’aussi affreux souvenirs, et qui alors me sembla maudite.

Je restai au presbytère jusqu’au moment où, le délai de la vente à l’amiable étant passé, cette habitation fatale fut adjugée à un négociant retiré, qui, trouvant le mobilier gothique, le vendit à l’encan.

Pour souvenir de cette triste aventure, j’achetai à cette vente la harpe de Marie, un meuble en marqueterie, provenant du cabinet du comte, et quelques objets de peu de valeur, que je priai le curé d’accepter ; car, selon la volonté du comte, qu’on trouva consignée dans son testament, à l’exception de tous les portraits, qui furent brûlés, le prix de la maison et de ses dépendances devait appartenir à la commune de *** et être employé à secourir les pauvres.

Je quittai ce village, bien préoccupé de ce récit ; j’avais envoyé chez moi le meuble de marqueterie que j’avais acheté à ***.

Un jour que je l’examinais avec une triste curiosité, j’y découvris un double fond ; dans ce secret, je trouvai un assez volumineux manuscrit : c’était le journal du comte…

Ces fragments m’ont paru remarquables par leur esprit d’analyse et par une succession d’aventures d’une donnée fort simple, fort naturelle, et digne peut-être d’intérêt et d’étude, en cela qu’elles retracent des faits communs à la vie de presque tous les hommes.

Ce sont ces fragments qui vont suivre et que je donne dans toute la naïveté de l’étrange scepticisme qu’ils dévoilent.

Ces sortes de mémoires embrassent une période de douze années.

Bien qu’ils racontent la vie de cet inconnu depuis l’âge de vingt ans, et qu’ils semblent par la date se continuer jusqu’au jour qui précéda sa fin, on voit par une note que le récit des sept premières années fut écrit par le comte, seulement environ cinq ans avant sa mort, tandis que les cinq dernières années sont au contraire écrites comme un journal, presque jour par jour, et selon les événements.

L’écriture de ce journal était fine, correcte, souvent courante et hâtée, comme si la main et la pensée eussent été souvent emportées par l’entraînement des souvenirs. D’autres fois elle était pour ainsi dire calme et acérée, comme si une main de fer l’eût tracée. Sur les marges de ce manuscrit on voyait une infinité de portraits, de silhouettes, esquissés à la plume avec autant de facilité que de grâce, et qui devaient être d’une ressemblance frappante ; enfin, intercalées dans le récit, on trouve çà et là un assez grand nombre de lettres d’écritures différentes qui étaient pour ainsi dire les pièces justificatives de ce singulier manuscrit.


JOURNAL D’UN INCONNU.
HÉLÈNE.


Séparateur


CHAPITRE IV.

Le deuil.


J’avais vingt ans ; je revenais d’un long voyage en Espagne et en Angleterre, entrepris sous la direction de mon précepteur, homme sage, modeste, ferme et éclairé. À mon retour à Serval, terre dans laquelle mon père s’était retiré depuis longues années, je trouvai ce dernier gravement malade ; je n’oublierai de ma vie le spectacle qui me frappa lors de mon arrivée.

Ce château, extrêmement retiré et dominant un chétif village, s’élevait solitairement sur la lisière d’une grande forêt ; c’était un vaste et gothique édifice de briques noircies par le temps ; son intérieur se composait de grands appartements sonores, et peu éclairés par leurs longues fenêtres à petits carreaux ; nos gens portaient le deuil de ma mère, que j’avais perdue pendant mon voyage ; presque tous étaient de vieux domestiques de la maison, et rien de plus lugubre que de les voir vêtus de noir, marchant silencieusement dans ces pièces sombres et immenses, se détacher à peine de leur fond rouge ou vert foncé, couleur de toutes les tentures de cette antique habitation.

En descendant de voiture, je fus reçu par le valet de chambre de mon père ; il ne me dit pas un mot, mais ses yeux étaient baignés de larmes. Je le suivis ; je traversai une longue galerie, la terreur de mes nuits d’enfance, comme elle en était la joie durant le jour. Je trouvai mon père dans son cabinet ; il voulut se lever pour m’embrasser ; mais, ses forces lui manquant, il ne put que me tendre les bras.

Il me parut affreusement changé : je l’avais quitté encore alerte et vigoureux ; je le trouvai faible et abattu : sa grande taille s’était voûtée, son embonpoint avait disparu ; il était pâle, défait, et une sorte de sourire convulsif et nerveux, causé par la continuité de ses douleurs, donnait à sa physionomie haute et sévère une indicible expression de souffrance habituelle.

J’avais toujours beaucoup redouté mon père. Son esprit était vaste, sérieux, réfléchi, concentré, et çà et là, par accès, froidement ironique ; son savoir prodigieux en toutes sortes de matières, son caractère absolu, ses habitudes graves, pensives et taciturnes, son abord glacial, ses principes d’une rare solidité, sa bonté pour moi extrême en fait, mais nullement démonstrative : aussi m’inspirait-il plutôt une vénération profonde et craintive, une gratitude respectueuse, qu’une affection confiante et expansive, comme celle que je ressentais pour ma mère.

Ayant quitté le service de bonne heure, malgré les instances de Napoléon, qui aimait sa volonté de fer et son infatigable activité, mon père avait presque toujours vécu dans ses terres, mais, chose étrange ! sans jamais y recevoir personne. La terreur de 93 avait tellement diminué notre famille, qu’excepté une sœur de mon père, nous n’avions plus de parents, mais seulement des alliés fort éloignés, que nous ne voyions pas.

Maintenant que l’âge et l’expérience me permettent d’apprécier et de comparer mes souvenirs, mon père reste à mes yeux le seul homme véritablement misanthrope que j’aie jamais rencontré ; car il n’était pas de ces misanthropes qui recherchent les hommes pour leur dire chaque jour qu’ils les détestent et qu’ils veulent les fuir, mais un misanthrope qui avait rompu absolument avec eux. Aussi, j’ai beau interroger mes souvenirs d’enfance et de jeunesse, je ne me souviens pas d’avoir vu à mon père un ami, ou même ce qu’on appelle une simple connaissance. Ma mère, ma tante et ma cousine Hélène, plus jeune que moi de trois années, étaient les seules personnes qui, de temps à autre, nous vinssent visiter : cela n’est pas une exagération, ma mère me l’a dit ; pendant près de trente années que mon père vécut à Serval… pas un étranger n’y parut.