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Mon père chassait beaucoup, mais seul ; il aimait passionnément les chevaux et aussi la grande agriculture. Ces occupations et celles de mon éducation, qu’il fit lui-même, jusqu’à ce qu’il m’eût mis entre les mains d’un précepteur pour voyager, employaient presque tous ses instants ; puis ses biens étant considérables, et n’ayant jamais voulu d’intendant, secondé par ma mère, dont l’esprit d’ordre était extrême, il s’occupait d’administrer sa fortune lui-même ; enfin la lecture, des expériences scientifiques, et surtout de longues promenades solitaires, complétaient ses journées.

Lorsque je partis pour ce funeste voyage pendant lequel je devais la perdre, ma mère ayant eu un songe comme un pressentiment de cette fatalité, me le dit ; mais nous le cachâmes à mon père : non qu’elle le craignît, mais il lui avait toujours imposé beaucoup par la gravité de son esprit, et elle redoutait surtout son ironie sévère, qui n’épargnait jamais les sentiments poétiques, exagérés ou romanesques.

Je ne pus donc embrasser ma mère une dernière fois : je ne parle pas de mes regrets ; c’était la seule personne au monde à laquelle j’osasse tout dire et tout confier. Ma tante et sa fille Hélène étaient venues habiter Serval depuis la mort de ma mère, et cela presque malgré mon père ; car, bien que sa santé parût s’altérer de plus en plus, son besoin habituel de solitude et de silence avait encore augmenté.

Je menais alors une vie bien triste et bien déchirante pour mon cœur ; le matin, mon père me faisait venir auprès de son lit ; son valet de chambre lui apportait un grand coffre, où étaient renfermés les registres qui contenaient l’administration de nos biens, et chaque jour il me mettait au courant de toutes ses affaires avec une clarté froide qui me glaçait ; plus tard, il me fit lire son testament avec la même apparence d’insensibilité ; les sanglots me suffoquaient, il ne semblait pas s’en apercevoir ; il terminait d’ordinaire cette sorte d’initiation au gouvernement futur de la fortune qu’il me laissait, par quelques enseignements faits d’une voix brève et interrompue par de longs silences.

Ces enseignements révélaient le jugement le plus droit, le plus sûr, et aussi la connaissance la plus réelle et la plus approfondie des misères, ou plutôt de ce qu’il appelait les nécessités morales de la condition humaine ; car un trait bien frappant du caractère de mon père était une manière de voir étrangement calme et désintéressée à propos des faiblesses inhérentes à notre espèce, selon lui, puisqu’on était obligé d’admettre, comme conséquents à notre organisation morale, certains faits, certains instincts bas ou égoïstes, auxquels les nobles caractères ne pouvaient échapper ; il trouvait aussi inutile de cacher ou de nier cette plaie que de blâmer les hommes d’en être atteints.

Ainsi, lui demandait-on un service, il déduisait à soi ou à son obligé les raisons qui généralement amènent l’ingratitude, puis néanmoins rendait le service avec une bienveillance toute parfaite.

En résumé, le sens moral des entretiens que j’avais avec lui, et qui de sa part se composaient de phrases courtes, concises et nerveuses, affirmait : — « que le pivot de tout étant l’or, puisque les plus beaux caractères, une fois aux prises avec le besoin, s’avilissaient quelquefois jusqu’à l’infamie, il fallait rester riche, pour être sûr de rester honnête homme ; — que tout dévouement avait son arrière-pensée ; — que tout homme était corruptible, mais que le taux, le moment ou la monnaie de la corruption de chacun variait selon les caractères individuels : — que toute amitié devant absolument avoir son heure négative, il était inutile de compter sur un sentiment qui, un jour, vous manquerait ; — enfin je devais, selon ces terribles maximes, m’estimer heureux de n’avoir ni frère ni sœur, et d’être ainsi pur de tout fratricide véniel : l’homme étant fait de la sorte, qu’il ne voit presque toujours dans la fraternité qu’une diminution d’héritage ; car, — ajoutait mon père, — bien peu, parmi les plus purs, peuvent nier avoir pensé au moins une fois dans leur vie en supputant la fortune qu’ils partageaient : — Si j’étais seul ! »

Je ne saurais dire combien ces axiomes, d’un sens peut-être rigoureusement vrai, mais d’une affirmation si désolante et si exagérée, ainsi froidement énoncés par mon père mourant, m’épouvantaient !

Mon précepteur, homme d’un sens droit, mais d’un esprit médiocre, n’avait, de sa vie, soulevé devant moi aucune question philosophique. Sur ces matières, mon intelligence était demeurée jusque-là comme inerte et endormie ; mais mon esprit, heureusement préparé par une éducation féconde et par une précoce habitude de réflexion, due à ma vie solitaire et à l’expérience des voyages, était prêt à recevoir le germe de toutes pensées, bonnes ou fatales, que l’ardeur de mon imagination devait rapidement développer.

Aussi, ces tristes et amers enseignements demeurèrent-ils l’unique et profonde racine de toutes mes pensées ! Plus tard je pus les modifier, y enter pour ainsi dire d’autres idées ; mais elles participèrent toujours de l’âcreté de la première sève.

Après ces tristes entretiens avec mon père, qui duraient ordinairement deux heures, on l’habillait ou plutôt on l’enveloppait de couvertures chaudes et légères ; car, ses anciennes blessures s’étant rouvertes, il souffrait si cruellement qu’il ne pouvait rien supporter de lourd ; puis on l’asseyait dans un fauteuil roulant, et on le promenait au soleil dans le parc.

Par une étrange singularité, mon père, qui avait toujours mis à grand luxe et à grand plaisir de tenir merveilleusement ce parc, du moment qu’il se sentit sérieusement malade, défendit absolument d’y faire les travaux même les plus ordinaires et les plus indispensables.

On ne pourrait dire l’aspect désolé de ces immenses allées, qui restaient envahies par l’herbe et par les ronces, de ces charmilles autrefois symétriquement taillées, mais alors abandonnées et poussant au hasard ; de ces massifs de fleurs mortes de l’été, qu’on arrache à l’automne (car nous étions à la fin de cette saison), et qui étalaient partout leurs tiges noires et flétries. Je le répète, rien de plus lugubre que ce spectacle d’incurie et de ruine dans une maison habitée ; car mon père avait étendu les mêmes défenses à propos des moindres réparations journalières : un volet décroché, une cheminée abattue par un ouragan restaient ainsi que le vent les avait dégradés.

Après cette promenade que mon père faisait en silence la tête baissée sur sa poitrine, ayant ordinairement à côté de lui moi, Hélène ou ma tante, on le rentrait au château, dans son cabinet, que je vois encore, éclairé par trois fenêtres qui donnaient sur le parc, encombré de portraits de famille, de tableaux et de curiosités de prix. Une grande bibliothèque noire occupait tout un côté ; au plafond, pendait un grand lustre de cristal de roche. Mais ce qui donnait aussi à cet appartement un caractère d’indéfinissable tristesse, c’était ce même abandon qui désolait le parc : car les tableaux, les meubles, étaient couverts de poussière ; un valet de chambre ayant une fois, malgré ses ordres, épousseté un peu, mon père se mit dans un tel emportement que depuis on laissa la poussière s’accumuler et les toiles d’araignées tout envahir.

Mon père voulait rester ainsi seul pendant deux ou trois heures, après lesquelles on le revenait chercher pour une seconde promenade, qui seule semblait le sortir un peu de sa morne apathie.

Le but était d’aller voir dans un vaste palis des chevaux en liberté : il y en avait, je crois, sept ou huit, dont trois chevaux de chasse, que mon père avait montés de préférence pendant fort longtemps ; les autres étaient des chevaux de harnais, aussi fort vieux. Dès que mon père s’était vu dans l’impossibilité de monter à cheval ou de sortir en voiture, il avait fait mettre ses chevaux en liberté dans cette enceinte ; une clause de son testament ordonnait expressément que ces animaux demeurassent là sans travailler jusqu’à leur mort.

Je le répète, à cette heure seulement, mon père disait quelques rares paroles, rappelait brièvement une chasse où tel cheval avait brillé, une route parcourue par un autre avec une vitesse surprenante ; puis, ensuite de cette promenade, on le rentrait pour dîner.

Bien que depuis longtemps il ne se soutint plus que par des substances très-légères, il voulait que sa table, à laquelle il avait toujours tenu, fût servie avec la même recherche que lorsqu’il était en santé, bien qu’il ne mangeât pas. Ma tante et Hélène prenaient part à ces repas silencieux, servis par de vieux domestiques en noir et à cheveux blancs. Mon père ne disait pas un mot, et, comme nous avions remarqué que le bruit lui était insupportable, c’est à peine si nous échangions à voix basse quelques rares paroles.

Après le dîner, qui durait peu, nous rentrions au salon ; on approchait un échiquier, et je m’y asseyais avec mon père : je rangeais les pièces, et nous commencions le simulacre d’une partie ; car mon père, toujours profondément absorbé, ne jouait pas : seulement, à de longs intervalles, il poussait au hasard une des pièces sur le damier, j’en avançais une autre, pour la forme… et le silence continuait ; car c’était une sorte de contenance machinale, bien plus qu’une distraction, que mon père cherchait dans cette apparence de jeu.

Durant ce temps-là, ma tante lisait, et Hélène se mettait au piano pendant environ une heure.

Cette heure de musique était, avec sa promenade au parc des chevaux, les deux seuls accidents de la journée qui parussent faire quelque impression sur mon père ; car, tout en continuant de mouvoir au hasard les échecs, il disait à Hélène, de sa voix grave et pénétrante : — Jouez tel air, je vous prie, Hélène.

Quelquefois, mais bien rarement, il lui faisait répéter deux ou trois fois le même morceau ; alors il s’accoudait sur l’échiquier, cachait sa tête dans ses deux mains, et semblait profondément recueilli…

Un jour seulement, après avoir redemandé le même chant, je vis ses yeux baignés de larmes, lorsqu’il leva son visage vénérable, si cruellement creusé par les souffrances.

Les airs qu’il faisait ainsi répéter à Hélène étaient en très-petit nombre et fort anciens ; il y avait entre autres Pauvre Jacques, la cavatine de Don Juan, de Mozart, une symphonie de Beethoven et deux ou trois romances de Paesiello ; une surtout, intitulée la Mort d’Elvire, mélodie simple, douce et triste, semblait l’affecter plus profondément que les autres ; aussi quelquefois, poussant un profond soupir, il disait : Assez… Hélène… Je vous remercie, mon enfant… Aussitôt le piano se taisait, et tout retombait dans un profond silence.

Je ne saurais dire quelle indéfinissable mélancolie éveillait en moi cette scène qui se passait ainsi presque chaque jour, avec quelle sorte d’extase recueillie j’écoutais ces anciens airs d’un rhythme si naïf, chantés à demi-voix par Hélène, dont le timbre était d’une fraîcheur et d’une pureté remarquables.

Le salon où nous nous rassemblions le soir s’appelait le salon du