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De ma vie je n’avais songé à la disproportion de fortune qui existait entre Hélène et moi ; lorsque sa beauté me frappa, je n’y pensai pas davantage, car je crois qu’un des traits saillants de la jeunesse, qui se trouve riche sans labeur, est de colorer pour ainsi dire tout et tous des reflets de son prisme d’or.

Du moment où j’avais remarqué qu’Hélène était belle, sans me rendre compte des sentiments que j’éprouvais peut-être déjà à mon insu, je devins tout autre ; j’abrégeai mes promenades à cheval, je mis plus de recherche dans ma toilette, et je fus souvent honteux en me rappelant mes négligés trop fraternels d’autrefois.


Le père d’Arthur.

Ma tante avait une femme de ses amies, veuve aussi, et mère d’une fille de l’âge d’Hélène, qui lui donnait les plus cruelles inquiétudes, sa poitrine étant gravement attaquée. J’entendis ma tante parler de cette amie, et, devinant par instinct qu’il est plus facile de s’isoler au milieu du monde que dans la solitude, j’engageai ma tante à prier cette amie de venir avec sa fille habiter quelque temps à Serval, dont l’air était d’une excellente pureté ; ma tante accepta avec joie, et bientôt madame de Verteuil et sa fille, pauvre enfant de dix-huit ans, peu jolie, mais ayant un air de souffrance si résignée qu’elle intéressait profondément, arrivèrent au château.


CHAPITRE VI.

L’aveu.


Deux mois après l’arrivée de madame de Verteuil à Serval, le triste aspect de cette antique demeure me semblait entièrement changé ; tout à mes yeux était épanoui, frais, rayonnant… J’aimais Hélène !

Plusieurs de nos voisins de terres, jusqu’alors repoussés par la sombre misanthropie de mon père, tentèrent quelques avances auprès de moi ; je me sentais si heureux, qu’avec cette facilité bienveillante que donne le bonheur, et qui n’est que de l’indifférence pour tout ce qui n’est pas notre amour, j’acceptai ces relations de voisinage ; et bientôt Serval, sans être très-bruyant, fut du moins beaucoup plus animé qu’il ne l’avait été depuis bien longtemps.

J’étais tellement absorbé par mon amour, que je ne réfléchissais que rarement, et presque malgré moi, au changement qui s’était opéré dans ma douleur. Il y avait environ neuf mois que j’avais perdu mon père, et pourtant ce souvenir, d’abord d’une amertume si incessante, s’affaiblissait peu à peu : j’avais commencé par aller chaque matin au cimetière, puis j’y allai moins ; plus tard enfin, je remplaçai cette triste et pieuse visite par quelques heures passées chaque jour à méditer devant le portrait de mon père.

J’avais fait mettre ce portrait dans un cadre fermé par deux battants, pensant que c’est profaner l’image de ceux qui nous sont chers que de les laisser exposés aux yeux des insouciants, et aussi, qu’une telle contemplation, à laquelle on vient demander de hautes et sérieuses pensées, devait être préméditée, et non due au hasard qui pouvait y porter nos regards ; le cadre qui contenait ce portrait était donc pour moi une sorte de tabernacle, que je n’ouvrais jamais qu’avec un douloureux et saint recueillement.


Le portrait.

Mais, hélas ! ces méditations, d’abord journalières, devinrent aussi moins fréquentes, et par cela même que mes yeux ne se pouvaient habituer à voir avec indifférence cette image sacrée, que je contemplais de plus en plus rarement, je ne saurais dire mon impression presque craintive quand j’ouvrais ce cadre : le cœur me battait horriblement en regardant la sévère et pâle figure de mon père, qui semblait sortir de la