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toile avec son imposant caractère de calme et de tristesse, et venir froidement constater mon ingratitude et mon oubli de sa mémoire, qu’il m’avait, hélas ! prédits.

Alors, épouvanté, je fermais brusquement le cadre, et je pleurais, maudissant mon indifférence ; mais ces regrets déchirants duraient peu, et je sentais une indicible angoisse, en me disant : J’éprouve à cette heure une sensation cruelle, et pourtant, demain, ce soir peut-être, je l’aurai oubliée, et je serai souriant et heureux auprès d’Hélène !…

Non ! rien ne pourrait exprimer le pénible ressentiment de cette pensée, qui, venant insulter à ma douleur, m’en démontrait la vanité prochaine, au milieu même du désespoir le plus navrant et le plus vrai.

Enfin, je l’avoue à ma honte, étant demeuré près d’un mois sans ouvrir le cadre, j’eus l’incroyable lâcheté de ne plus oser y jeter les yeux, tant je craignais cette sorte d’apparition redoutée… ce fut plus tard que je la bravai… et on verra combien ce fait insignifiant en soi réagit sur ma destinée tout entière.

Ces impressions, qui me frappent maintenant que je les analyse à froid, m’agitaient sans doute plus confusément alors ; mais, bien qu’absorbé dans l’enivrement d’un premier amour, je sentais néanmoins leur réaction sourde et cruelle.

J’ai dit que j’aimais Hélène ; les phases de cet amour furent bien étranges, et me révélèrent de misérables instincts d’égoïsme, d’orgueil et d’incrédulité jusque-là endormis en moi.

Jamais, bêlas ! je n’oserai blâmer mon père de m’avoir donné les terribles enseignements que j’ai dits ; mon bonheur était son vœu le plus ardent ; mais de même que certaines plantes sauvages et vigoureuses, transportées dans un sol trop faible pour les nourrir, le dévorent vite, et s’étiolent sans fleurs et sans fruits, évidemment ma nature morale n’était pas assez forte pour profiter d’aussi formidables préceptes ; chez mon père, ces rudes et sombres convictions s’épanouissaient au moins en bienveillance et en pardon pour tous : chez moi cette sève généreuse et puissante manquant, la tige devait demeurer dans toute la triste nudité de sa noire écorce, et ne fleurir jamais.

Revenons à Hélène, bien qu’à cette heure quelques-uns de ces souvenirs me fassent encore rougir de honte.

C’était mon premier amour de cœur, et, comme tout premier amour, il fut d’abord naïf, imprévoyant, étourdi, se laissant aller en aveugle au flot riant et pur de la passion, se berçant aux premières harmonies du cœur qui s’éveille, et cela, selon le vieil emblème mythologique, les yeux fermés pour ne pas voir l’horizon.

Ces trois mois d’insouciance de tout avenir furent néanmoins délicieux, et j’ai toujours plaisir à me rappeler les moindres détails de ces heureux moments.

Peu de temps après l’arrivée de madame de Verteuil et de sa fille à Serval, je demandai un jour à Hélène de monter à cheval, comme son amie, qui, pour sa santé, se livrait à cet exercice. J’avais fait venir d’Angleterre deux poneys fort doux, car Hélène était extrêmement peureuse. Avant que de la décider à tenter avec mademoiselle de Verteuil et moi quelques excursions hors du parc, il me fallut, pour habituer ma cousine à vaincre ses premières frayeurs, la promener longuement au pas, moi à pied auprès d’elle.

Rien de plus charmant que ces petits effrois de chaque minute qui venaient colorer la douce pâleur de son beau visage, dont la partie supérieure, abritée du soleil par un large chapeau de paille, demeurait dans le clair-obscur le plus transparent et le plus doré, tandis que sa bouche purpurine et son joli menton brillaient vivement éclairés. Elle était toujours vêtue de robes blanches, avec de larges ceintures de moire grise, qui marquaient sa taille si flexible et si mince, qu’elle ondulait courbée, comme un roseau sous la brise, à chaque pas de son poney d’Écosse tout noir, dont la longue crinière et la longue queue flottaient au vent.

Je tenais la bride, et Hélène, au moindre mouvement du petit Blak, se hâtait d’appuyer avec crainte sa main sur mon épaule : terreur qui excitait les naïves railleries de mademoiselle de Verteuil, qui, beaucoup plus intrépide que son amie, nous laissait souvent seuls, en partant rapidement pour encourager Hélène.

Ces promenades se faisaient habituellement dans une immense allée de chênes touffus et partout gazonnée. Tant que mademoiselle de Verteuil restait avec nous, j’étais gai, causant, et Hélène, toujours rêveuse, semblait néanmoins s’animer un peu ; mais dès que Sophie nous abandonnait, nous tombions dans d’interminables silences dont j’avais bien honte, et qui pourtant me semblaient délicieux.

Depuis quelque temps j’avais écrit à Londres à un de mes amis de m’envoyer des chevaux choisis, quelques gens d’attelage et plusieurs voitures, mon deuil étant près de finir.

L’arrivée de ces équipages fit une sorte de petite fête à Serval : je l’avais tenue secrète, et je me souviens de la joie enfantine et naïve d’Hélène, lorsqu’un beau soir d’août, ayant désiré se promener dans la forêt, au lieu de voir arriver devant le perron une de nos voitures ordinaires, elle vit une charmante calèche à quatre chevaux noirs, menée en d’Aumont par deux petits postillons anglais, vêtus de vestes de stof gris perlé.

Elle y monta avec sa mère et son amie. Je les accompagnai à cheval dans cette magnifique forêt, et nous revînmes au pas au château par un beau clair de lune, qui rayonnait de la manière la plus pittoresque dans les sombres et immenses allées de nos grands bois.

À propos de cette promenade, je dirai que je n’ai jamais rencontré de femme à qui le luxe allât mieux qu’à Hélène, ou plutôt qui donnât meilleur air au luxe ; il y avait en elle une grandeur, une grâce si involontaire et si enchanteresse, qu’il était impossible de ne pas se la représenter toujours entourée des miracles du goût le plus pur et le plus parfait.

Aussi, sans être remarquablement belle, Hélène eût été sans doute de ce très-petit nombre de femmes dont on ne songe jamais à admirer la toilette, la voiture ou l’hôtel, de quelque exquise et suprême élégance que tout cela soit : leur seule présence harmonisant et s’assimilant, pour ainsi dire, toutes ces merveilles. Tant de gens sont les enseignes, les accessoires ou les contrastes de leur luxe ! et si peu savent lui donner ce rare et adorable reflet, peut-être comparable aux rayons du soleil, qui seul peut embellir encore les plus hautes magnificences !

Un jour, au retour de cette promenade et en attendant le thé, Hélène demanda de rester dans le salon sans lumière et de faire ouvrir les fenêtres, afin que la lune pût y jeter sa douce clarté ; sa mère y consentit.

Rien n’était plus mélancolique que cette vaste pièce ainsi éclairée ; aussi la conversation, d’abord assez animée, tomba peu à peu.

Ma tante avait parlé de mon père ; ce souvenir nous attrista tout différemment : à elle, il rappela un frère aimé ; à madame de Verteuil, le sort funeste qui peut-être menaçait sa fille ; et à moi, de nouveau, mon coupable oubli.

Bientôt nous gardâmes tous le silence, j’étais assis à côté d’Hélène, ma tête dans mes mains. Je ne sais pourquoi je me reprochai presque ce luxe que je déployais déjà ; j’éprouvais un remords puéril en songeant qu’au lieu de faire notre promenade habituelle dans la voiture sombre et ancienne qui avait appartenu à mon père, et menée par des gens qui avaient été à lui, je m’étais servi d’une voiture leste, élégante, conduite par des domestiques étrangers. Encore une fois, rien de plus puéril sans doute ; aussi, je ne comprends pas pourquoi cela m’affecta péniblement.

Après quelque temps de réflexions, je laissai retomber ma main sur l’appui de mon fauteuil : j’y trouvai la main d’Hélène, je rougis beaucoup, et mon cœur se serra étrangement ; lorsque Hélène sentit ma main, la sienne devint froide presque subitement, comme si tout son sang eût reflué vers son cœur ; je n’osais ni retirer ma main, ni presser la sienne ; aussi je la sentis peu à peu se réchauffer, et bientôt devenir brûlante… Aux tressaillements nerveux de son bras charmant j’aurais pu compter les battements précipités de son sein… Je me sentais faible, et J’éprouvais une impression à la fois ineffable et triste.

Ô sérénité candide des premières émotions, qui vous remplacera jamais ! Ô source si pure à sa naissance ! que sa fraîcheur est délicieuse, lorsqu’elle murmure paisible, craintive et ignorée, sous quelques touffes de verdure ; mais, hélas ! combien elle perd de son charme le plus attrayant alors qu’elle baigne et reflète indifféremment toutes les rives, dont les débris souillent à jamais le courant de ses eaux troublées !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’aimais Hélène avec passion, avec idolâtrie, et pourtant je n’avais pas encore osé lui faire l’aveu de ma tendresse.

Un jour, nous nous promenions avec mademoiselle de Verteuil, qui avait été au couvent avec Hélène. Je ne sais à quel propos on vint à parler de fêtes et d’anniversaires ; tout à coup mademoiselle Sophie de Verteuil se mit à dire étourdiment à son amie, en me regardant : — Te souviens-tu, Hélène, de nos transes de petites filles quand tu fêtais sa fête ?

Hélène rougit beaucoup, fit un mouvement de dépit, et répondit brusquement à son amie : Je ne vous comprends pas. — La pauvre enfant se tut, et nous rentrâmes tous trois fort tristes.

Le lendemain, rencontrant mademoiselle de Verteuil dans la bibliothèque, je voulus savoir d’elle le sens de ces mots qui, la veille, avaient paru faire tant d’impression sur Hélène. Après de longues hésitations, elle finit par m’avouer qu’au couvent, chaque année, Hélène célébrait ma fête avec une solennité enfantine : les préparatifs se bornaient à acheter un gros bouquet de fleurs qu’elle nouait avec un beau ruban, sur lequel elle avait mystérieusement brodé les initiales de mon nom ; et puis elle allait poser ce bouquet sur un vase de marbre qui gisait mutilé dans un coin retiré du jardin du couvent, et passait ses heures de récréations en prières devant ce bouquet, demandant à Dieu un heureux voyage pour moi.

Mademoiselle de Verteuil ne tarissait pas sur les terreurs d’Hélène, alors qu’elle craignait d’être surprise en brodant le ruban, et de ses mille tentatives souvent inutiles pour se procurer un beau bouquet.

Que sais-je ? tous ces enfantillages me furent contés si naïvement par mademoiselle de Verteuil, que je fus ému de surprise et touché jusqu’aux larmes ; car avant de partir pour mon voyage, pendant quelques séjours qu’Hélène était venue faire à Serval ! je ne l’avais jamais considérée que comme un enfant.

Depuis le soir où j’avais par hasard rencontré sa main sous la mienne, Hélène semblait m’éviter ; sa taciturnité habituelle augmentait ;