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ce sujet… Voilà tout ce que j’avais à vous dire, Arthur, voilà comme je vous ai aimé, voilà comme je vous aime ; mais, par pitié, ne me tourmentez pas ainsi, redevenez ce que vous étiez pour moi !… Pourquoi ce changement ? encore une fois, que vous ai-je fait ?

Pendant qu’Hélène s’exprimait avec une simplicité si naïve, et sans doute si vraie, je ne l’avais pas quittée du regard ; au lieu d’être tendrement ému, je l’observais avec la méchante et attentive défiance d’un juge hostile et prévenu ; pourtant, quand elle soulevait ses beaux yeux doux et limpides sous leurs longues paupières, elle les attachait sur les miens avec une assurance si candide et si sereine, qu’il me fallait être aussi aveuglé que je l’étais, pour n’y pas lire l’amour le plus noble et le plus profond.

Mais, hélas ! quand on est possédé par un doute opiniâtre, tout ce qui tend à le détruire dans votre esprit vous irrite, comme dicté par la perfidie et la fausseté ; vous persistez d’autant plus dans votre conviction, que vous vous croiriez dupe en l’abandonnant : les plus incurables vérités vous semblent alors d’adroits mensonges, et les plus nobles et plus soudaines inspirations autant de pièges froidement tendus. J’agis ainsi, et continuai le triste rôle que je m’étais imposé.

— Cela est parfaitement et très-adroitement calculé, répondis-je ; les causes et les effets s’enchaînent et se déduisent à merveille… la fable est même fort vraisemblable… et un plus sot s’y laisserait prendre.

— La fable !… quelle fable ? dit Hélène, qui ne pouvait concevoir mes soupçons.

Mais, sans lui répondre, je continuai : — Puisque vous raisonnez si sagement, comment n’avez-vous pas réfléchi qu’en me permettant de vous témoigner une préférence aussi assidue, vous vous compromettiez gravement ?

— Je n’ai songé à rien, je n’ai réfléchi à rien, puisque je vous aimais ; et pouvais-je d’ailleurs penser que ce que vous faisiez fût mal, puisque j’étais sûre de votre affection ?

— Ainsi, vous songiez dès lors à m’épouser ?

Hélène ne parut pas m’avoir entendu, et reprit : — Que dites-vous, Arthur ?

— Ainsi, repris-je avec impatience, vous vous croyiez alors assurée que je vous épouserais ?

— Mais, me répondit Hélène de plus en plus étonnée, je ne conçois pas les questions que vous me faites, Arthur… Réfléchissez donc à ce que vous me dites là… Dieu du ciel ! après nos aveux ! notre amour… ai-je donc pu douter de vous… de… ? Puis, s’interrompant, elle s’écria : — Ah ! ne vous calomniez pas ainsi !

Cette assurance en elle, ou plutôt cette confiance excessive dans ma loyauté, choqua tellement mon stupide orgueil que j’eus l’horrible courage d’ajouter, il est vrai lentement et avec une angoisse si douloureuse, que mes lèvres devinrent sèches et amères en prononçant ces mots :

— Et dans ces beaux projets d’union, qui ne seront probablement que des projets… vous n’aviez sans doute jamais songé à ma fortune ?

Quand ces terribles paroles furent dites… j’aurais donné ma vie pour les étouffer ; car tant que je les avais seulement pensées, elles n’avaient pas retenti à mon esprit dans toute leur ignoble signification ; mais lorsque je m’entendis répondre ainsi tout haut à ces aveux si ingénus, si nobles et si touchants, qu’Hélène venait de me faire, elle qui, tout enfant, ne m’avait aimé que parce qu’elle me croyait malheureux… mais lorsque je pensai à la profonde et incurable blessure que je venais de faire à cette âme généreuse, d’une fierté si farouche et si outrée, je fus saisi d’un épouvantable et vain remords.

Hélas ! j’eus tout loisir de savourer l’amertume de mes regrets désespérés, car Hélène fut longtemps à me comprendre… et longtemps à revenir de sa stupeur quand elle m’eut compris.

Mais, lorsque je vis poindre sur ce beau visage l’expression de douleur, d’indignation et de mépris écrasant, qui le rendit d’un caractère majestueux et presque menaçant, je ressentis au cœur un choc si violent que, joignant les mains, je tombai aux genoux d’Hélène en lui criant : — Pardon !

Mais elle, toujours assise, les joues empourprées, les yeux étincelants, se pencha vers moi, puis, tenant mes deux mains qu’elle secoua presque avec violence, et attachant sur moi un regard dont je n’oublierai jamais l’implacable dédain, elle répéta lentement :

— J’aurais songé à votre fortune… moi !!! moi Hélène !!!

Il y eut dans ces deux mots : moi Hélène ! un accent de noblesse et de fierté si éclatant qu’éperdu de honte je courbai la tête en sanglotant.

Alors elle, sans ajouter un mot, se leva brusquement, et sortit du pavillon d’un pas ferme et sûr.

Je restai anéanti.

Il me sembla que désormais ma destinée était irréparablement vouée au mal et au malheur.

Pourtant je résolus de revoir Hélène.


CHAPITRE X.

Le contrat.


Pendant quatre jours qui suivirent la scène du pavillon, il me fut impossible de voir Hélène ou ma tante ; je sus seulement par leurs femmes qu’elle étaient toutes deux très-souffrantes.

Ces jours furent affreux pour moi. Depuis ce fatal moment où j’avais si brutalement et à jamais brisé la tendre et délicate affection d’Hélène, mes yeux s’étaient ouverts ; j’avais retenu presque mot pour mot ce naïf et candide récit dans lequel elle m’avait raconté sa vie, c’est-à-dire son amour pour moi ; plus j’analysais chaque phrase, chaque expression, plus je demeurais convaincu de l’exquise pureté de ses sentiments, car mille occasions où son ombrageuse délicatesse s’était manifestée me revinrent à la pensée.

Puis, ainsi que cela arrive toujours quand tout espoir est à jamais ruiné, ses précieuses qualités m’apparaissaient plus complètes et plus éclatantes encore ; je vis, j’appréciai amèrement une à une toutes les chances de bonheur que j’avais perdues. Où devais-je jamais trouver tant de conditions de félicité réunies : beauté, tendresse, grâce, élégance ? Que dirai-je ! alors l’avenir sans Hélène m’épouvantait, je ne me sentais ni assez fort pour mener une vie solitaire et retirée, ni assez fort pour traverser peut-être sans faillir les mille aspérités d’une existence aventureuse et sans but ; je présentais d’ardentes passions, j’avais tout pour m’y livrer avec excès, indépendance, fortune et jeunesse ; et pourtant cet avenir, désirable pour d’autres, m’affligeait ; c’était un torrent que je voyais bondir, mais dont je ne prévoyais pas l’issue : devait-il s’abîmer dans un gouffre sans fond ? ou plus tard, calmant l’impétuosité de ses eaux, se changer en un courant paisible ?

Puis, défiant et dur comme je venais de l’être, presque malgré moi, avec Hélène, si noble et si douce, à quel amour, désormais, pourrais-je jamais croire ? Ainsi, je ne jouirais pas même de ces rares moments de confiance et d’épanchements qui luisent parfois au milieu des orages des passions ! En un mot, je le répète, l’isolement m’épouvantait ; car il m’eût écrasé de son poids morne et glacé… et, sans me rendre compte de cette terreur, la vie du monde m’effrayait… Comme un malheureux que le vertige saisit, je contemplais l’abîme dans toute son horreur, et cependant une attraction fatale et irrésistible m’y entraînait…

Pénétré de ces craintes, de ces pensées, je me décidai à tout tenter pour détruire dans le cœur d’Hélène l’affreuse impression que j’avais dû y laisser.

Le cinquième jour après cette scène fatale, je pus me présenter chez ma tante ; je la trouvai très-pâle, très-changée. Dans notre longue conversation, je lui avouai tout, mes doutes affreux et ce qui les avait causés, ma dureté avec Hélène, son dédain effrayant quand mes sordides et malheureux soupçons s’étaient révélés. Mais je lui dis à quelle influence de souvenir j’avais obéi en agissant si cruellement ; je lui rappelai les maximes désolantes de mon père, je cherchai une excuse dans l’impression ineffable qu’elles avaient dû laisser en moi ; je lui peignis la malheureuse position d’Hélène aux yeux du monde si elle s’opiniâtrait dans son éloignement pour moi. Car ces bruits étaient calomnieux sans doute, mais enfin ils existaient, et maintenant c’était à genoux, au nom de l’avenir d’Hélène et du mien, que je suppliais sa mère d’intercéder pour moi.

Ma tante, bonne et généreuse, fut attendrie ; car ma douleur était profonde et vraie : elle me promit de parler à sa fille, de tâcher de détruire ses préventions, et de l’amener à accepter ma main.

Hélène continuait à refuser de me voir.

Enfin, deux jours après, ma tante vint m’apprendre qu’ayant longuement combattu les puissantes préventions d’Hélène contre moi, elle l’avait décidée à me recevoir, mais qu’elle ignorait encore sa résolution.

J’allai donc chez elle avec sa mère, j’étais dans un état d’angoisse impossible à rendre. Quand j’entrai, je fus douloureusement frappé de la physionomie d’Hélène ; elle paraissait avoir cruellement souffert ; mais son aspect était froid, calme et digne.

— J’ai voulu vous voir, monsieur, me dit-elle d’une voix ferme et pénétrante, pour vous faire part d’une décision que j’ai prise, après y avoir longuement pensé ; il m’est pénible maintenant d’avoir à vous rappeler des aveux… qui ont été si cruellement accueillis, mais je me le dois et je le dois à ma mère… Je vous aimais… et, me croyant sûre de la noblesse et de la vérité des sentiments que vous m’aviez témoignés, comptant sur l’élévation de votre caractère, beaucoup plus sans doute par instinct que par réflexion, j’avais mis dans l’habitude de mes relations avec vous une confiance aveugle qui a malheureusement passé aux yeux