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du monde pour la preuve d’une affection coupable ; aussi, à cette heure, monsieur, ma réputation est-elle indignement attaquée…

— Croyez, Hélène, m’écriai-je, que ma vie !…

Mais, me faisant un signe impératif, elle continua : — Je n’ai plus au monde que ma mère pour me défendre… et d’ailleurs, si la calomnie la plus insensée laisse toujours des traces indélébiles… la calomnie, basée sur de graves apparences, tue et flétrit à jamais l’avenir… Je me trouve donc, monsieur, placée entre le déshonneur, si je n’exige pas de vous la seule réparation qui puisse imposer à l’opinion publique, ou la vie la plus effroyable pour moi, si j’accepte de vous cette réparation ; car le doute que vous avez exprimé, les mots que vous avez prononcés rétentiront à toute heure et à tout jamais dans ma pensée.

— Non, Hélène, m’écriai-je ; les paroles de la tendresse la plus vraie, du repentir le plus sincère, les chasseront de votre pensée, ces mots affreux, si vous êtes assez généreuse pour suivre une inspiration qui vous vient du ciel ! Et je me jetai à ses genoux.

Elle me fit relever, et continua avec un sang-froid glacial qui me navrait : — Vous comprenez, monsieur, que profondément indifférente à l’opinion d’un homme que je n’estime plus, et forte de ma conscience, j’aime mieux encore passer à vos yeux pour cupide…

— Hélène ! Hélène !… par pitié !

— Que de passer aux yeux du monde pour infâme, ajouta-t-elle. Aussi, cette réparation que vous m’avez offerte, je l’accepte…

— Hélène… mon enfant ! dit sa mère en se jetant dans ses bras ; Arthur aussi est généreux et bon, il a été égaré, aie donc pitié de lui…

— Hélène, dis-je avec une exaltation radieuse, je vous connais… vous auriez préféré le déshonneur… à cette vie de mépris pour moi… si votre instinct ne vous assurait pas que, malgré un moment d’affreuse erreur, j’étais toujours digne de vous !

Hélène secoua la tête et ajouta, rougissant encore d’un souvenir d’indignation : — Ne croyez pas cela… Dans une circonstance aussi solennelle je ne dois ni ne veux vous tromper… la blessure est incurable ; jamais… jamais je n’oublierai qu’un jour vous m’avez soupçonnée d’être vile.

— Si ! si ! vous l’oublierez, Hélène ! et pour moi, qui entends les prévisions de mon cœur, l’avenir me répond du passé.

— Jamais je ne l’oublierai, je vous le répète, dit Hélène avec sa fermeté habituelle. Ainsi, songez-y bien, il en est temps, rien ne vous lie… que l’honneur. Vous pouvez me refuser ce que je vous demande à cette heure ; mais ne croyez pas que je change jamais… Je vous le répète, pour l’éternité de cette vie… mon cœur sera séparé du vôtre par un abîme.

— Croyez-le, croyez-le, dis-je à Hélène ; car je me sentais rassuré par toutes les présomptions de ma tendresse. Croyez cela ! que m’importe ! mais votre main, mais le droit de vous faire oublier les chagrins que je vous ai causés, voilà ce que je veux, voilà ce que j’accepte, voilà ce que je vous demande à genoux…

— Vous le voulez ? me dit Hélène en attachant sur moi un regard pénétrant, et semblant éprouver un moment d’indécision.

— Je l’implore de vous comme mon bonheur éternel, comme l’heureux destin de ma vie. Enfin, lui dis-je les yeux baignés de larmes… je l’implore de vous avec autant de religieuse ardeur que si je demandais à Dieu… la vie de ma mère.

— Ce sera donc, je vous accorde ma main, dit Hélène en détournant les yeux afin de cacher l’émotion qui la surprit pour la première fois depuis notre entretien.

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J’étais le plus heureux des hommes. Je connaissais trop l’ombrageuse susceptibilité d’Hélène pour ne m’être pas attendu à ces reproches ; son cœur avait été si cruellement frappé, que la plaie devait être encore longtemps vive et saignante ; je sentais qu’il fallait peut-être des jours, des années de soins tendres et délicats pour cicatriser cette blessure ; mais je me sentais si certain de mon amour, si heureux de l’avenir, que je ne doutais pas de réussir. Noble et loyale comme je connaissais Hélène, sa promesse même me prouvait qu’elle ressentait sans doute encore de la colère, mais qu’elle m’estimait toujours ; qu’elle avait lu dans mon cœur, et qu’elle était persuadée, à son insu, qu’en exprimant l’affreuse pensée qui l’avait si affreusement blessée, je n’avais été que l’écho involontaire des maximes désolantes de mon père.

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Nous partîmes bientôt pour la ville de ***, où habitaient Hélène et sa mère.

Notre mariage, annoncé avec une sorte de solennité, fut fixé pour une époque très-rapprochée, car j’avais supplié Hélène de me permettre de hâter cet heureux moment, autant que le permettrait l’exigence des actes publics.

Mon cœur bondissait d’espoir et d’amour. Jamais Hélène ne me parut plus belle : son visage, ordinairement d’une expression douce et tendre, avait alors un air de fierté grave et mélancolique qui donnait à ses traits un caractère plein d’élévation ; je trouvais de la grandeur et une noble estime de soi dans cette détermination qui lui faisait alors braver, de toute la conscience de son inaltérable pureté, mes doutes offensants, si indignes d’ailleurs d’être un instant comptés par cette âme loyale. Ainsi je me laissais entraîner aux projets de bonheur les plus riants. Je me trouvais presque heureux de la froideur qu’Hélène continuait de me témoigner, car je voyais encore là les instincts des esprits généreux, qui souffrent d’autant plus vivement d’une injure, qu’ils sont d’une sensibilité plus exquise.

La cruelle indécision qui m’avait effrayé sur mon avenir s’était changée en une sorte de certitude paisible et sereine ; tout à l’horizon me paraissait radieux ; c’était cette vie intérieure que j’avais d’abord rêvée, et pour ainsi dire expérimentée à Serval : une existence calme et contente ; et puis, le dirai-je ! chaque conquête que je devais faire sur les tristes ressentiments d’Hélène me ravissait ; je pensais avec une ivresse indicible qu’il fallait pour ainsi dire recommencer à me faire aimer d’Hélène. Avec quelle joie je pensais à fermer peu à peu cette plaie funeste ! Je me sentais si riche de tendresse, de dévouement et d’amour, que j’étais sûr de ramener peu à peu sur cet adorable visage sa première expression de bonté confiante et ingénue, de fixer à jamais sur ses lèvres charmantes leur ineffable sourire d’autrefois, au lieu du sérieux mépris qui les plissait encore… de voir ce regard dur et dédaigneux s’adoucir peu à peu… de méprisant devenir sévère, puis triste, puis mélancolique, bienveillant, tendre, et de lire enfin dans son riant azur ce mot béni : Pardon !

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Jusqu’aux moindres détails matériels des préparatifs de notre union, tout me ravissait ; je m’en occupais avec une joie d’enfant. Ne voulant pas quitter Hélène, j’avais prié une amie de ma mère, femme d’un goût parfait, de m’envoyer de Paris tout ce qu’on peut imaginer d’élégant, de recherché, de magnifique, pour la corbeille d’Hélène.

Je me souviens que ce fut dans deux de mes voitures, que j’avais fait venir de Serval, que ces présents furent portés à Hélène, et offerts par mon intendant ; j’avais mis un grand faste dans cette sorte de cérémonie : les deux voitures, gens et chevaux, en grand équipage de gala, allèrent ainsi respectueusement au pas jusqu’à la demeure d’Hélène, à la grande admiration de la ville de ***.

Lorsque ces merveilles de goût et de somptuosité furent déposées dans le salon de ma tante et qu’Hélène y parut, le cœur me battait de joie et d’angoisse en épiant son premier regard à la vue de ces présents.

Ce regard fut indifférent, distrait et presque ironique.

Cela me fit d’abord un mal horrible, une larme me vint aux yeux : j’avais mis, hélas ! tant d’amour, tant de soins à ces préparatifs !… Puis bientôt je vins à penser que rien n’était plus naturel et plus conséquent au caractère d’Hélène que sa froideur dédaigneuse pour ce luxe. Avec l’arrière-pensée que je lui avais si indignement prêtée, pouvait-elle me savoir gré de ce faste éclatant ?

Vint enfin le jour de signer le contrat. En province c’est une solennité, et un assez grand nombre de personnes se rendirent chez ma tante pour assister à cet acte.

Hélène était à sa toilette, on l’attendit quelque temps dans le salon de ma tante ; pendant que je supportais l’ennui des plus sottes félicitations, le notaire vint me demander si rien n’était changé dans mes intentions au sujet du contrat, tant sa rédaction semblait étrange au garde-note : je répondis assez impatiemment que non.

Dans cet acte, dont je m’étais réservé le secret, je reconnaissais à Hélène la totalité de ma fortune. Ce qui seulement me surprit, ce fut la facilité d’Hélène à m’accorder le droit de faire à ma guise ces dispositions ; puis je l’attribuai, avec raison, à l’extrême répugnance qu’elle devait avoir à s’occuper de toute affaire d’intérêt.

Enfin Hélène parut dans le salon : elle était un peu pâle, paraissait légèrement émue. Je la vois encore entrer, vêtue d’une robe blanche toute simple, avec une ceinture de soie bleue ; ses magnifiques cheveux, tombant de chaque côté de ses joues en grosses boucles blondes, étaient simplement tordus derrière sa tête. Rien de plus enchanteur, de plus frais, de plus charmant que cette apparition, qui sembla changer tout à coup l’aspect de ce salon.

Hélène s’assit à côté de sa mère, et je m’assis à côté d’Hélène.

Le notaire, placé près de nous, fit un geste pour recommander le silence, et commença la lecture du contrat.

Lorsqu’il en vint à l’article qui assurait et reconnaissait à Hélène tous mes biens, le cœur me battait horriblement, et confus, presque honteux, je baissais les yeux, craignant de rencontrer son regard.

Enfin cet article fut lu.

On connaissait la médiocrité de la fortune de ma tante, aussi mon désintéressement fut-il accueilli avec un murmure approbateur.

Alors je me hasardai de lever les yeux sur Hélène : je rencontrai son regard ; mais ce regard me fit frissonner, tant il me parut froid, dédaigneux, presque méchant.

On acheva la lecture du contrat.

Au moment où le notaire se levait pour présenter la plume à Hélène