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— En effet il y va, y reste trois mois, et revient avec l’impassibilité la plus admirable, tout comme s’il eût été simplement question d’aller à Baden.

— Lord Falmouth est d’ailleurs un homme extrêmement distingué ? dis-je au comte.

— Il a infiniment d’esprit et du meilleur, me répondit-il, une instruction prodigieuse, et une non moins merveilleuse expérience pratique des hommes et des choses ; ayant voyagé dans les quatre parties du monde et surtout vu les principales cours de l’Europe, comme les peut visiter un pair d’Angleterre, fils aîné d’un des plus grands seigneurs des trois royaumes, et qui jouit, en attendant mieux, de cinq à six cent mille livres de revenus ; et, avec tout cela, Falmouth est le seul homme véritablement blasé et ennuyé que je connaisse ; il a tout épuisé, rien ne l’amuse plus.

— Et M. du Pluvier, dis-je à M. de Cernay, quel est-il ?

— Oh ! M. le baron Sébastien du Pluvier, me dit le comte d’un air dédaigneux et moqueur ; M. du Pluvier est je ne sais pas qui, et il arrive je ne sais pas d’où ; ça m’a été une présentation forcée ; il débarque de quelque castel de Normandie, je crois, avec une misère de vingt ou trente malheureuses mille livres de rente, qu’il va bêtement fondre dans l’enfer de Paris en deux ou trois hivers. Ce sera un de ces innombrables et pâles météores qui luisent un moment sous le ciel enflammé de la grande ville, et disparaissent bientôt à jamais dans l’ombre et l’oubli parmi les huées de ceux qui restent. Après cela, ajouta le comte, c’est une excellente trompette : dès que je veux m’amuser à répandre quelque bruit absurde ou quelque propos de l’autre monde, à l’instant j’embouche, si cela se peut dire, M. du Pluvier, et il fait merveilles ; d’ailleurs, je m’en divertis sans pitié, parce qu’il ne se contente pas d’être sot, et qu’il est encore fat et vain. Il faut, par exemple, voir l’air mystérieux avec lequel il vous montre des enveloppes de lettres à cachets armoriés, toutes d’ailleurs à son adresse ; il faut l’entendre vous demander, en se rengorgeant : — Connaissez-vous l’écriture de la comtesse de… ? de la marquise de… ? de la duchesse de… ? (Le mot de madame était de trop mauvaise compagnie pour lui.) Et puis, le petit homme vous montre en effet de ces écritures-là, qui ne sont autre chose que des demandes sans fin pour des quêtes, des bals, des loteries ; car toutes les femmes de ma connaissance, à qui je le désigne comme victime, l’en accablent sans scrupules et par douzaines… ce qui le rend bien le garçon le plus philanthropiquement ridicule que je connaisse. Mais, dit M. de Cernay en s’interrompant, j’entends une voiture, je parie que c’est du Pluvier ; vous allez voir quelque chose qui mérite votre admiration.

En effet, nous allâmes à la fenêtre, et nous vîmes entrer dans la cour une calèche attelée d’assez beaux chevaux ; mais la voiture et les harnais étaient surchargés d’ornements de cuivre du plus mauvais goût ; ses gens, vêtus de livrées galonnées avaient l’air de suisses d’église : qu’on juge du ridicule de tout cet affreux et éblouissant gala, pour venir déjeuner chez un homme le matin !

Bientôt, M. du Pluvier entra bruyamment. C’était un petit homme gros, ragot, bouffi, trapu, rouge comme une cerise, blond, et, quoiqu’à peine âgé de vingt-cinq ans, déjà très-chauve, l’œil vert et stupide, parlant haut, avec un accent très-normand, vêtu avec la prétention et l’éclat le plus ridicule, portant des bijoux, un gilet de velours brodé d’argent ; que sais-je encore ?

M. de Cernay nous présenta l’un à l’autre, et, lorsqu’il m’eût nommé, M. du Pluvier s’écria cavalièrement : — Ah ! parbleu ! je vous ai vu quelque part.

Cette impolitesse me choqua, et je lui répondis que je ne croyais pas avoir eu ce plaisir-là, car certes je ne l’aurais pas oublié.

Quelques minutes après, on annonça lord Falmouth.

Il était venu à pied et était vêtu avec la plus extrême simplicité. Je n’oublierai de ma vie l’impression singulière que me fit ce visage pâle, régulier, blanc et impassible comme du marbre, et pour ainsi dire illuminé par deux yeux bruns très-rapprochés du nez ; son sourire, gravement moqueur, me frappa aussi, et, sans attacher la moindre signification à cette puérile remarque, je ne sais pourquoi l’histoire du vampire me revint à l’esprit, car je n’aurais pas donné un autre corps à cette création fantastique.

M. de Cernay me présenta à lord Falmouth, et nous échangeâmes les politesses d’usage. Nous n’attendions plus, pour nous mettre à table, que le renégat italien, que le comte appelait familièrement son assassin.

Enfin le valet de chambre annonça M. Ismaël : c’était le renégat.

Il était de taille moyenne, brun, nerveux, magnifiquement vêtu à l’égyptienne, et avait une fort belle figure, bien que d’un caractère sombre. Ismaël ne parlait pas un mot de français ; son langage se composait en partie d’italien vulgaire et de lambeaux de la langue franque.

Bientôt le maître d’hôtel de M. de Cernay ouvrit les portes de la salle à manger. Le déjeuner fut parfaitement servi à l’anglaise ; l’argenterie était de Mortimer, les porcelaines de vieux Sèvres, et la verrerie de Venise et de Bohême.

Ismaël mangea comme un ogre et ne dit mot ; seulement, comme il n’y avait sur la table que du thé, du café et du chocolat, il demanda bravement du vin et but largement.

M. de Cernay me parut assez contrarié du silence obstiné de son assassin, que M. du Pluvier agaçait d’ailleurs continuellement en lui débitant des phrases d’une manière grotesque, empruntées à la réception de M. Jourdain comme mamamouchi. Mais, peu sensible à ces avances, de temps à autre Ismaël grognait comme un ours à la chaîne en jetant un regard de côté sur M. du Pluvier, qui semblait extrêmement l’impatienter.

Cependant je causais avec lord Falmouth, et je me souviens que notre entretien roulait sur une observation qu’il m’avait faite et dont j’étais tombé d’accord ; il s’agissait de ce luxe recherché, rococo, pomponné, presque féminin, que beaucoup de jeunes gens commençaient à déployer alors dans l’intérieur de leurs appartements. Il riait beaucoup en songeant que toutes ces glaces si dorées, si entourées d’amours, de colombes et de guirlandes de fleurs, ne réfléchissaient jamais que des visages masculins et barbus, qui s’y miraient ingénument au milieu des tourbillons de la fumée de cigare ; tandis que, par un contraste du goût le moins intelligent, au lieu de donner un but et un intérêt à toute cette magnificence, au lieu d’en doubler le charme en l’entourant de mystère, au lieu de n’étaler ces splendeurs que pour des indifférents, si un de ces jeunes beaux avait à attendre avec une amoureuse impatience quelqu’une de ces douces et secrètes apparitions que toutes les merveilles du luxe devaient encadrer, c’était généralement au fond d’un quartier ignoble et infect, dans quelque taudis sordide et obscur, que s’écoulaient ces heures si rares, si fleuries, si enchanteresses, qui rayonnent seules plus tard parmi les pâles souvenirs de la vie. Nous posâmes donc comme aphorisme avec lord Falmouth que, pour un homme de tact, du goût et d’expérience, le chez soi connu et apparent devait être le triomphe du confortable et de l’élégante simplicité ; et que le chez soi secret, ce diamant caché de la vie, devait être le triomphe du luxe le plus éblouissant et le plus recherché.

Après déjeuner, nous allâmes dans la tabagie de M. de Cernay (l’usage si répandu du cigare nécessitant cette sorte de subdivision d’un appartement), garnie de profonds fauteuils de larges divans, et ornée d’une admirable collection de pipes et de tabacs de toute sorte, depuis le houka indien, resplendissant d’or et de pierreries, jusqu’au (pardon de cette vulgarité), jusqu’au populaire brûle-gueule ; depuis la feuille douce et parfumée de l’Atakie ou de la Havane, à la couleur d’ambre, jusqu’au noir et âpre tabac de la régie, quelques palais étant assez dépravés pour rechercher son âcre et corrosive saveur.

Il y avait ce jour-là une course de gentlemen riders[1] au bois de Boulogne ; M. de Cernay en était juge et me proposa d’y aller ; il menait son lion Ismaël en phaéton.

M. du Pluvier me fit frémir en m’offrant une place dans sa voiture de marchand d’orviétan ; mais j’échappai à ce guet-apens, car j’avais heureusement dit à mon cabriolet de m’attendre. Alors M. du Pluvier se rabattit sur lord Falmouth, qui lui répondit avec un imperturbable sang froid :

— Je regrette bien sincèrement de ne pouvoir accepter, mon cher monsieur du Pluvier ; mais je vais de ce pas au Parlement.

— À la Chambre des pairs ? Eh bien ! je vous y mène. Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? mes chevaux sont faits pour ça.

— Et ils s’en acquittent à merveille, répondit lord Falmouth. Mais c’est à Londres que je vais ; je désire parler sur la question de l’Inde, et comme la discussion s’ouvrira probablement demain soir, je veux y être à temps, car j’ai calculé le départ du paquebot, et je compte arriver à Londres après-demain.

Je souriais de cette singulière excuse, lorsque nous entendîmes les grelots des chevaux de poste, et bientôt le coupé de voyage de lord Falmouth entra dans la cour. Je regardai M. de Cernay avec étonnement, et, pendant que lord Falmouth était sorti pour donner quelques ordres, je demandai au comte si véritablement lord Falmouth partait pour Londres.

— Il part réellement, me dit M. de Cernay. Il lui prend souvent ainsi la fantaisie de parler sur une question politique qui lui plaît et qu’il traite toujours avec une incontestable supériorité ; mais il déteste si fort Londres et l’Angleterre qu’il descend de voiture à Westminster, siège, parle, remonte en voiture, et revient ici.

Lord Falmouth rentra ; il me demanda de nous revoir avec les plus gracieuses instances ; son courrier partit, et il monta en voiture.

— La course est pour deux heures, me dit M. du Cernay ; le temps est magnifique ; j’ai envoyé mes chevaux à la porte Dauphine ; si vous voulez faire ensuite un tour au bois, j’ai un cheval à vos ordres.

— Mille grâces, lui dis-je, j’ai aussi envoyé les miens. Mais cette course est-elle intéressante ? demandai-je au comte.

— Elle ne l’est malheureusement que trop : deux milles à courir, trois haies de quatre pieds et demi, et, pour bouquet, une barrière fixe de cinq pieds à franchir.

— C’est impossible, m’écriai-je ; pour dernier obstacle une barrière fixe de cinq pieds ! Mais sur cent chevaux il n’y en a pas deux capables

  1. Course de chevaux montés par des gens de bonne compagnie.