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pour lui des lettres, et sur lui des renseignements très-dignes de créance, et dont je reconnus moi-même toute l’exactitude.

Je les rapporte ici parce que, sans être un homme éminemment distingué, M. de Cernay était le type d’un homme à la mode dans la plus large et la plus vulgaire acception de ces mots ; or l’homme à la mode de nos jours a une physionomie toute particulière.

M. de Cernay avait environ trente ans, une figure charmante, et ne manquait pas d’un certain esprit courant et comptant ; il était assez fin, assez moqueur, tout en affectant une sorte de bonhomie distinguée qui lui donnait la réputation de bon compagnon, bien qu’il eût à se reprocher, m’avait-on dit, quelques perfidies et d’assez méchantes médisances ; très-élégant, quoique visant un peu à l’originalité, il s’habillait à sa façon, mais du reste à ravir ; il était très-connaisseur et amateur de chevaux, avait les plus jolis équipages qu’on pût voir, et se montrait de plus aussi grand sportman qu’homme du monde.

M. de Cernay était fort riche, fort intéressé, et singulièrement entendu aux affaires, trait de mœurs particulier à notre époque, et qui semble (à tort pourtant) exclure toute idée de grâce et d’éclat. M. de Cernay ne se refusait rien, son luxe était extrême ; mais il comptait lui-même très-exactement avec ses gens, était inexorable pour toute dépense qui ne rapportait pas au moins un intérêt d’évidence, spéculait à propos, ne se faisait aucun scrupule d’assigner ses fermiers en retard, et rédigeait ses baux lui-même, car (faut-il avouer cette énormité) il avait fait dans le plus profond mystère une manière de cours de droit sous la direction d’un ancien procureur. Mais on doit dire qu’au dehors cette expérience procédurière ne se trahissait en rien chez le comte ; ses manières étaient parfaites, de très-bonne et ancienne noblesse ; il demeurait aussi grand seigneur qu’on peut l’être de notre temps ; enfin son esprit d’ordre dans le superflu et d’économie dans le luxe n’eût peut-être été absolument perceptible qu’aux gens qui auraient pu lui demander quelque service, et ceux-là sont toujours les derniers à parler des refus qu’on leur fait.

Rien d’ailleurs de plus sage, de plus louable, que cette manière de vivre d’une prudence si prévoyante et si arrêtée. J’insiste dans mon souvenir sur cette particularité très-significative, parce qu’elle devait être une conséquence de notre époque, d’un positif exact et rigoureux.

De nos jours on ne se ruine plus ; il est du plus mauvais goût d’avoir des dettes, et rien ne paraîtrait plus ridicule et plus honteux que cette existence folle, désordonnée, et, au résumé, souvent fort peu délicate et honorable, qui a été longtemps tolérée comme type de la délicieuse étourderie française, que la vie vagabonde enfin de ces charmants mauvaises têtes et bons cœurs qui, ayant au contraire d’excellentes têtes et de fort mauvais cœurs, étaient généralement les plus vilaines gens du monde.

Rien au contraire aujourd’hui n’est de meilleure compagnie que de parler de ses biens, de ses terres, des améliorations qu’on y fait, et des essais agricoles, de l’aménagement de ses bois et de la beauté des élèves de toute sorte qu’on nourrit dans ses prés ; on devient, en un mot, extrêmement régisseur, et l’on a raison, car ces derniers jouissaient seuls et en maîtres du peu de magnifiques résidences qui restassent encore en France. Les séjours qu’on fait dans les terres se prolongent de plus en plus, et il y a une réaction évidente vers la vie du château pendant huit mois de l’année, et vers la vie des clubs à Paris durant l’hiver.

Mais, pour revenir à M. de Cernay, il était aussi très-grand, très-noble et surtout très-savant joueur, ce qui semblerait d’abord assez contredire les principes d’ordre dont on a parlé. Loin de là. Pour la plupart des gens du monde le jeu n’est plus un effrayant défi qu’on jette à la destinée, une source brûlante d’émotions terribles ; c’est beaucoup plus une affaire qu’un plaisir. On a sa bourse de jeu, somme qu’on ne dépasse pas ; c’est encore un capital qu’on tâche de rendre le plus productif possible en le ménageant, en ne le hasardant pas, en étudiant les règles et les combinaisons du jeu avec une ardeur incroyable, en se pénétrant bien de son essence, en s’exerçant constamment, en se livrant à ses essais avec une profonde et méditative attention ; de la sorte, souvent la bourse de jeu, dans les bonnes années, rapporte quinze et vingt pour cent aux joueurs froids, prudents et habiles. Du reste, le jeu étant ainsi devenu une affaire de science exacte, d’intérêt, et généralement de haute probité, les forces des joueurs sont assez également réparties pour qu’on puisse se permettre toute l’irritante anxiété d’un coup de douze ou quinze cents louis, parce qu’on sait bien qu’au bout des mauvaises années la balance du gain et de la perte est à peu près égale. Encore une fois, rien de plus curieux dans notre époque que cette lutte singulière entre une sage et froide prévoyance qui songe à l’avenir et les passions ardentes, naturelles à l’homme, auxquelles l’on trouve moyen de satisfaire à peu près par cette espèce d’assurance calculée contre leurs fâcheux résultats[1].

M. de Cernay avait eu, disait-on, assez de succès auprès des femmes ; mais en vieillissant, comme il disait, il trouvait mieux, afin d’être plus libre, plus ordonné, et de satisfaire aussi à son goût pour l’évidence, qui était un des traits saillants de son caractère, il trouvait mieux, dis-je, d’avoir aussi une bourse de cœur qu’il ne dépassait pas d’une obole, et qu’il mettait annuellement aux pieds d’une des beautés les plus en vogue d’un des trois grands théâtres.

J’avais envoyé ma carte et les lettres de notre ami commun chez M. de Cernay. Le surlendemain il vint me voir et ne me trouva pas ; quelques jours après j’allai chez lui un matin. Il habitait seul une fort jolie maison qui me parut le triomphe du confortable joint à une élégante simplicité.

Son valet de chambre me pria d’attendre un instant dans un salon où je remarquai quelques beaux tableaux de chasse par Géricault.

Cinq minutes après mon arrivée M. de Cernay entra. Il était grand, svelte, élégant ; avait une figure des plus agréables et les manières de la meilleure compagnie.

Le comte m’accueillit à ravir, me parla beaucoup de notre ami commun, et se mit à mes ordres avec la plus aimable obligeance.

Je m’aperçus qu’il m’observait. J’arrivais de province, mais j’avais beaucoup voyagé, et j’étais resté longtemps en Angleterre ; aussi ne savait-il pas sans doute s’il devait me traiter en provincial ou en homme déjà du monde. Pourtant je crois que ce qui l’engagea à me considérer décidément sous ce dernier aspect, fut le léger dépit qu’il me sembla éprouver de ne pas me voir plus sous le charme de sa renommée de grande élégance. Envié, imité, flatté, il trouvait peut-être ma politesse trop aisée et pas assez étonnée.

Or, je l’avoue, cette nuance imperceptible, ce léger dépit de M. de Cernay me fit sourire.

Il me proposa de prendre une tasse de thé avec lui, deux de ses amis et un renégat italien au service de Méhémet-Ali, homme d’une grande bravoure et qui avait eu les aventures les plus romanesques, ayant été, me dit le comte sans s’expliquer davantage, obligé d’assassiner deux ou trois femmes et autant d’hommes pour sortir d’une position délicate.

Je ne m’étonnai que médiocrement de cette singulière compagnie, car on m’avait déjà dit que M. de Cernay était fort curieux de lions de toute espèce ; et, dès qu’il arrivait à Paris un Arabe, un Persan, un Indien, un étranger de quelque distinction, M. de Cernay se le faisait aussitôt présenter. Était-ce pour attirer encore davantage l’attention par ces voyants et étranges acolytes ? était-ce pour que son renom d’homme à la mode parvint même au delà des rives du Gange et du Nil ? Je ne sais, mais cela était ainsi.

— Voulez-vous rester prendre le thé avec moi ? me dit M. de Cernay ; sans compter mon renégat, vous verrez un des hommes les plus excentriques et les plus spirituels que je sache, un des hommes les plus sots et les plus ridicules que je connaisse : le premier est lord Falmouth, le second est M. du Pluvier.

— J’ai fort entendu parler de lord Falmoulh, lui dis-je, et ce serait pour moi une précieuse bonne fortune que de le rencontrer ; mais je le croyais encore aux Indes.

— Il est arrivé depuis un mois seulement, me dit M. de Cernay ; mais vous savez sans doute comme il s’est décidé à ce voyage ? Du reste, ainsi qu’il fait toujours, Falmouth se couche assez généralement à six ou sept heures du matin. Or un jour, il y a environ dix-huit mois de cela, il se lève sur les quatre heures du soir ; il avait mal dormi, était inquiet, agité, nerveux ; il avait de plus énormément gagné au jeu, ce qui l’avait privé des émotions qui le sortent parfois de l’engourdissement de sa vie décolorée ; enfin il s’ennuyait un peu plus horriblement que d’habitude. Il sonne son valet de chambre, et demande le temps qu’il fait. Le temps était gris, sombre, brumeux.

— Ah ! toujours du brouillard, jamais de soleil, dit Falmouth en bâillant affreusement ; puis, du plus grand sang-froid du monde, il ajoute alors : Envoyez chercher des chevaux. Les chevaux arrivent, sa voiture de voyage est toujours prête ; on attelle, son valet de chambre, très-instruit des habitudes de son maître, fait faire ses malles, et deux heures après milord descendait de chez lui disant à son concierge : — Si on me demande, vous direz que je suis allé… Et il hésita un moment entre Constantinople et Calcutta ; enfin il se décida pour Calcutta, et reprit avec un énergique et nouveau bâillement : — Que je suis allé à Calcutta.

  1. Comme trait de physionomie bien contrastant avec nos mœurs, on ne peut s’empêcher de citer ce billet de madame la princesse d’Henin à madame de Créquy, rapporté dans les délicieux et spirituels Souvenirs de madame de Créquy :

    « Je ne vous dirai pas, vous qui savez tout, puisque vous êtes excédée de cette formule, mais vous qui n’ignorez de rien, ma chère, ayez la bonté de m’expliquer une chose que je ne conçois pas et qui paraît devoir importer à mes intérêts financiers (pardon du motif). Je commencerai par vous dire que M. de Lally est à Saint-Germain, et que madame de Poix ne sait que répondre à la question qui m’occupe ; ses enfants sont en course, et voilà pourquoi je vous écris dare-dare à l’autre bout de Paris. — Le chevalier de Thuysi m’écrit mot pour mot : Je vous conseille de prendre garde au sieur Lefèvre, on m’a prévenu qu’il allait déposer son bilan. (Je vous dirai que ce Lefèvre est devenu mon homme d’affaires depuis que je n’ai plus d’affaires.) Mais que faut-il conclure de cet avertissement du chevalier ? — Dites-nous, je vous prie, ce que signifie déposer son bilan ? Madame de Poix suppose que c’est une sorte de métaphore, et nous en sommes là. »