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CHAPITRE XII.

Les gentlemen riders.


Faux ou vrai, tout ce que m’avait dit M. de Cernay excitait si vivement ma curiosité que j’avais la plus grande hâte d’arriver sur le lieu de la course.

Nous nous rendîmes donc au bois de Boulogne par une belle journée de février. Le soleil brillait ; l’air vif et pur, sans être trop froid, avivait la figure des femmes qui passaient en voitures découvertes pour se rendre au rond-point, terme de la course dont on a parlé.

Nous nous arrêtâmes à la porte Dauphine pour prendre nos chevaux de selle ; les miens subirent encore une sorte d’examen de la part de M. de Cernay, examen qui le confirma sans doute dans la haute opinion qu’il avait déjà conçue de moi, et qui laissa, je l’avoue, ma vanité fort paisible.

Quant à ses chevaux, ils étaient, comme tout ce qu’il possédait, d’une perfection rare.

M. du Pluvier me prouva ce dont j’étais dès longtemps persuadé, c’est qu’il y a pour ainsi dire des gens organiquement voués à toutes sortes d’accidents ridicules ; ainsi à peine fut-il à cheval, qu’il se laissa emporter par sa monture. Nous le croyions à quelques pas derrière nous, lorsque tout à coup il nous dépassa en partant comme un trait ; nous le suivîmes assez longtemps des yeux, mais son cheval prenant tout à coup une allée transversale, la réaction de ce brusque mouvement fut si rude que M. du Pluvier perdit son chapeau, et puis il disparut à nos yeux.

Nous arrivâmes paisiblement au rond-point avec Ismaël, en riant de cette mésaventure ; car j’ai oublié de dire que, poussant l’attention pour son lion jusqu’à la plus gracieuse prévenance, M. de Cernay, ayant par hasard dans son écurie un très-beau cheval arabe noir, avait offert à Ismaël de le monter ; le renégat avait accepté, et sa figure mâle, caractérisée, son costume bizarre et éclatant, faisaient sans doute, selon les prévisions de M. de Cernay, remarquer, valoir et ressortir davantage encore l’élégance toute française de ce dernier.

Une fois arrivé au rond-point, je descendis de cheval et me mêlai aux habitués des courses, parmi lesquels je trouvai plusieurs personnes de ma connaissance.

Ce fut alors que je vis l’effroyable obstacle qui restait à franchir, après les deux mille courus et les trois haies passées.

Qu’on se figure un madrier élevé à cinq pieds au-dessus du sol et scellé transversalement sur deux autres poutres perpendiculaires, comme une barrière d’allée.

Alors, je l’avoue, les renseignements que m’avait donnés M. de Cernay sur ce défi, tout en me paraissant étranges, tout en affirmant un fait si peu dans nos mœurs, me semblèrent au moins expliquer pourquoi ces deux jeunes gens allaient affronter un aussi terrible danger.

Un assez grand nombre de personnes entouraient déjà cette fatale barrière, et comme moi ne pouvaient en croire leurs yeux.

On se demandait comment deux hommes riches, jeunes et du monde, risquaient ainsi témérairement leur vie. On s’interrogeait pour savoir si du moins l’énormité du pari pouvait jusqu’à un certain point faire comprendre une aussi folle intrépidité ; mais il était de deux cents louis seulement.

Enfin, après de nouvelles et vagues conjectures, plusieurs spectateurs, au fait des bruits du monde, arrivèrent, soit d’après leurs propres réflexions, soit qu’ils fussent mis sur la voie par quelques mots de M. de Cernay, arrivèrent, dis-je, à interpréter ce défi meurtrier ainsi que le comte l’avait déjà fait.

Cette hypothèse fut aussitôt généralement admise, car elle avait d’abord l’irrésistible attrait de la médisance ; puis, à l’égard des choses les plus futiles comme les plus graves, toute explication qui semble résoudre une énigme longtemps et vainement interrogée, est accueillie avec empressement.

Alors j’entendis çà et là les exclamations suivantes : Est-ce possible ? — Au fait, maintenant tout s’explique. — Mais quelle folie ! — quelle délicatesse ! — quelle témérité ! se conduire ainsi pour une femme si dédaigneuse, si coquette ! — Il n’y a qu’elle pour inspirer de semblables actions. — Diabolique marquise ! c’est révoltant !  ! — à ne pas croire, etc., etc., etc.

Je n’avais pas eu le temps de demander à M. de Cernay des détails sur les acteurs de cet événement extraordinaire ; aussi, pendant qu’on s’indignait justement sans doute contre madame de Pënàfiel, avisant sir Henry ***, grand sportman[1] de ma connaissance, j’espérai pouvoir être complètement renseigné par lui.

— Eh bien ! lui dis-je, voilà une course assez nerveuse, j’espère ! pourriez-vous me dire quel est le Favori[2] ?

— On est tellement partagé, reprit-il, qu’à bien dire il n’y en a pas. Les chevaux sont tous deux parfaitement nés : l’un, Beverley, est par Gustavus et Cybèle ; l’autre, Captain-Morave, est par Camel et Vengeress ; tous deux ont très-brillamment chassé en Angleterre pendant deux saisons, et les gentlemen riders qui les montent, le baron de Merteuil et le marquis de Senneterre, se sont acquis même parmi la fine fleur des habitués de Melton[3] la plus grande réputation, car ils égalent, dit-on, en intrépidité notre fameux capitaine Beacher[4], qui s’est cassé son dernier bon membre (l’avant-bras gauche) au steeple-chase de Saint-Albans, qui a eu lieu l’an dernier ; aussi faut-il une témérité aussi folle pour affronter un pareil danger. J’ai vu bien des courses, j’ai assisté à des chasses et à des steeples-chases en Irlande, où les murs remplacent les haies ; mais au moins les murailles n’ont que trois ou quatre pieds tout au plus ; en un mot, de ma vie jamais je n’ai rien vu d’aussi effrayant que cette barrière ! me dit sir Henry *** en se retournant encore vers la terrible barrière.

À chaque instant de nouvelles voitures arrivaient, et la foule des spectateurs augmentait encore. Cette foule était séparée en deux parties bien distinctes ; les uns, et c’était l’innombrable majorité, entièrement étrangers aux bruits du monde et aux conditions de la course, ne voyaient dans cette lutte qu’une distraction, une manière de spectacle dont ils ne soupçonnaient pas le péril.

Le plus petit nombre, instruit du motif et du but caché qu’on prêtait à ce défi, tout en acceptant ou n’acceptant pas cette interprétation, comprenait du moins l’effroyable danger auquel allaient s’exposer les deux gentlemen riders.

Mais il faut dire que tous les spectateurs, et principalement les derniers dont on a parlé, attendaient l’heure de la course avec une impatience que je partageais moi-même, et dont j’avais presque honte.

Mais bientôt la foule se porta vers le centre du rond-point.

C’étaient MM. de Senneterre et de Merteuil qui venaient de descendre de voiture, et allaient monter à cheval pour se rendre à l’endroit du départ.

M. de Merteuil paraissait à peine âgé de vingt-cinq ans ; sa taille était d’une élégance et d’une grâce extrême, sa figure charmante ; il paraissait calme et souriant, quoique un peu pâle ; il portait une casaque de soie, moitié noire et moitié blanche, et la loque pareille ; une culotte de daim d’un jaune très-clair, et des bottes à revers complétaient son costume. Il montait Captain-Morave.

Captain-Morave, admirable cheval bai, était dans une si excellente condition, qu’on croyait voir circuler le sang dans ses veines déjà gonflées sous sa peau fine, soyeuse et brillante de mille reflets dorés ; enfin on pouvait compter chacun de ses muscles vigoureux, tant sa chair, débarrassée de tout embonpoint superflu, paraissait nerveuse et ferme.

M. de Merteuil s’arrêta un instant au poteau du but pour causer avec M. de Cernay.

M. de Senneterre, dont le cheval, plus froid sans doute, n’avait pas besoin du galop d’un quart de mille que M. de Merteuil allait donner au sien en gagnant le point de départ ; M. de Senneterre, pour aller rejoindre Beverley, montait un charmant petit haque pie, très-bizarrement marqué de noir et de blanc ; sous la longue redingote de ce gentleman, ou voyait sa casaque de soie pourpre, il était à peu près de la même taille que M. de Merteuil et aussi d’une figure très-agréable. Il s’approcha de son rival le sourire aux lèvres et lui tendit la main, celui-ci la serra avec la plus grande ou du moins la plus apparente cordialité, ce qui me parut une dissimulation du meilleur goût, dans les termes où ils étaient, dit-on.

Ces deux charmants jeunes gens excitaient un intérêt pénible et général, tant était grave le péril qu’ils allaient affronter avec une témérité si insouciante. En effet, à quoi que se voue l’intrépidité, elle se fait toujours admirer. Il me parut aussi qu’un homme à cheveux blancs, d’une physionomie remplie de dignité, s’approcha de M. de Merteuil, et lui fit sans doute quelques observations pressantes sur le danger de cette course. Ces observations, accueillies avec la grâce la plus parfaite, demeurèrent pourtant sans effet ; car, en présence de cette foule si attentive, MM. de Senneterre et de Merteuil, quel que fût le véritable intérêt de leur défi, ne pouvaient malheureusement paraître reculer devant le péril.

  1. À cette heure que le goût des chevaux, de courses, de la chasse et de tous les exercices du corps semble beaucoup s’étendre, ce mot sportman ne pourrait-il pas être aussi emprunté à la langue anglaise ? en cela qu’il signifie l’homme qui réunit tous ces goûts, de même que l’adjectif sport désigne l’ensemble de ces goûts.
  2. On appelle ainsi le cheval qui semble réunir le plus de chances de gagner.
  3. Rendez-vous des plus hardis chasseurs d’Angleterre.
  4. Le capitaine Beacher partage cette réputation avec M. le marquis de Clanricard, lord Jersey, M. Olbadiston et autres honorables gentlemen.