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Enfin il fallut se rendre au point du départ ; un ami de M. de Cernay y alla avec MM. de Senneterre et de Merteuil pour assister à leur pesage et donner le signal.

Aussi la curiosité devint d’autant plus haletante qu’elle avait l’espoir d’être bientôt satisfaite.

À ce moment, entendant une grande rumeur, je me retournai, et je vis le malheureux M. du Pluvier, qui, sans chapeau, les cheveux au vent, le corps renversé en arrière, les jambes convulsivement tendues en avant, se roidissait de toutes ses forces, continuant d’être emporté par son cheval, qui traversa le rond-point comme une flèche et disparut bientôt dans une des allées contiguës, au milieu des huées des spectateurs.

À peine cet épisode bouffon était-il ainsi terminé, qu’un nouvel objet attira mon attention.

Je vis arriver lentement un très-beau coupé orange, au trot fier et cadencé de deux magnifiques chevaux noirs de la plus grande taille, et pourtant remplis de race et de ressort ; les armoiries et les contours d’argent des harnais étincelaient au soleil, et sur l’ample draperie bleue du siége, de même couleur que les livrées à collets orange, je remarquai deux écus richement blasonnés en soie de couleur, surmontés d’une couronne de marquis brodée en or. Je jetais un regard curieux dans cette voiture, lorsque M. de Cernay, passant assez vite près de moi, me dit : — J’en étais sûr ! voilà madame de Pënàfiel ; c’est infâme !

Et, sans me donner le temps de lui répondre, il s’avança à cheval vers la portière de cette voiture, auprès de laquelle se pressaient déjà plusieurs hommes de la connaissance de madame de Pënàfiel. Elle me parut accueillir M. de Cernay avec une affabilité un peu insouciante, et lui donna le bout de ses doigts à serrer. Le comte me semblait fort causant et fort gai.

Je jetai un nouveau coup d’œil dans la voiture, et je pus parfaitement voir madame de Pënàfiel.

À travers le demi-voile de blonde qui tombait de sa petite capote mauve excessivement simple, j’aperçus un visage très-pâle, d’un ovale fin et régulier, et d’une blancheur un peu mate ; ses yeux très-grands, bien qu’à demi fermés, étaient d’un gris changeant, presque irisé, et ses sourcils prononcés se dessinaient noblement au-dessus de leur orbite ; son front lisse, poli, assez saillant, était encadré de deux bandeaux de cheveux châtain très-clair, à reflets dorés, ainsi qu’on en voit dans quelques portraits du Titien ; son nez, petit et bien fait, était peut-être trop droit ; sa bouche, un peu grande, était vermeille ; mais les lèvres étaient si minces et leurs coins si dédaigneusement abaissés, qu’elles donnaient à cette jolie figure une expression à la fois ennuyée, sardonique et méprisante ; enfin la pose nonchalante de madame de Pënàfiel, au fond de sa voiture, où elle semblait couchée, tout enveloppée dans un grand châle de cachemire noir, complétait cette apparence de langueur et d’insouciance.

Comme j’examinais la physionomie de madame de Pënàfiel, qui, dans ce moment, semblait répondre à peine à ce que lui disait M. de Cernay, je la vis tourner sa tête, d’un air distrait, du côté opposé à celui où était le comte. Alors, son pâle visage semblant s’animer un peu, elle se pencha vers M. de Cernay, pour le prier sans doute de lui nommer quelqu’un, qu’elle lui désigna du regard avec un assez vif mouvement de curiosité.

Je suivis la direction des yeux de madame de Pënàfiel, et je vis Ismaël… son cheval se cabrait avec impatience, et le renégat, excellent cavalier d’ailleurs, le montait à merveille. Les longues manches de son vêtement rouge et or flottaient au vent, son turban blanc faisait ressortir sa figure brune et caractérisée ; il fronçait ses noirs sourcils en attaquant les flancs de son cheval du tranchant de ses étriers mauresque ; en un mot, Ismaël était véritablement ainsi d’une beauté sauvage et puissante.

Je retournai la tête, et je vis madame de Pënàfiel, jusque-là si nonchalante, suivre avec une sorte d’inquiétude les mouvements du renégat.

Tout à coup, le cheval de ce dernier se dressa si brusquement sur ses jarrets, qu’il faillit à ne pouvoir s’y soutenir et à se renverser.

Aussitôt madame de Pënàfiel se rejeta dans le fond de sa voiture en mettant sa main sur ses yeux.

Pourtant, comme le cheval d’Ismaël ne se renversa pas, les traits de madame de Pënâfiel, un instant émus par la crainte, se rassérénèrent et elle tomba dans son insouciance apparente.

Cette scène ne dura pas cinq minutes, et pourtant elle me frappa désagréablement ; sans doute, dans une autre circonstance, rien ne m’eût semblé plus simple que l’espèce de curiosité que madame de Pënàfiel avait d’abord témoignée en remarquant Ismaël, dont le costume pittoresque et éclatant devait attirer tous les regards ; sans doute rien de plus naturel aussi que la crainte qu’elle parut ressentir lorsque le cheval du renégat manqua de se renverser sur lui ; mais ce qui me paraissait étrange, inexplicable, c’était ce témoignage de sensibilité envers un homme qu’elle ne connaissait pas, et cette sécheresse de cœur qui la faisait venir assister à une lutte meurtrière dont le résultat pouvait coûter la vie à un de ces deux jeunes gens qui l’aimaient.

Une fois le cheval d’Ismaël calmé, madame de Pënàfiel avait, je l’ai dit, repris au fond de sa voiture son attitude nonchalante et ennuyée ; puis, saluant M. de Cernay d’un signe de tête, elle avait levé ses glaces, sans doute par crainte du froid, qui devenait assez piquant.

À ce moment, quelques cavaliers accoururent dans l’allée qui servait de terrain de course en s’écriant :

— Ils sont partis !

Aussitôt M. de Cernay se rendit au poteau ; un murmure d’ardente curiosité circula dans l’assemblée ; on laissa un libre espace devant la terrible barrière, qui se dressait sur un sol dur et caillouté, tandis que deux chirurgiens, mandés par précaution, se tinrent près de cette civière lugubre, un des accessoires obligés de toute course.

Si l’on a été agité soi-même par les mille vanités de la possession, par l’amour excessif qu’on porte à son cheval, par l’orgueil de le voir triompher, par la crainte ou par l’espoir de perdre ou de gagner un pari considérable, on comprendra facilement l’intérêt pour ainsi dire haletant qui attache toujours si vivement quelques spectateurs à une course de chevaux.

Mais dans cette circonstance tous les assistants semblaient avoir un intérêt immense et saisissant, tant le danger qu’allaient affronter ces deux gentlemen préoccupait tous les esprits ; je me souviens même que, par une nuance de tact qui distingue encore et distinguera toujours la bonne compagnie, aucun pari n’avait été engagé entre les gens bien élevés qui assistaient à cette course, car son issue pouvait être si fatale, qu’on eût craint de s’intéresser à autre chose qu’au sort de ces deux intrépides jeunes gens, qui étaient connus de tous.

On s’attendait donc à chaque instant à les voir paraître ; toutes les lorgnettes étaient braquées sur l’allée du mille, car on ne pouvait encore rien distinguer clairement.

Enfin un cri général annonça qu’on voyait les deux jockeys.

Ils parurent au point culminant de l’allée, courbés sur leur selle, arrivèrent sur la première haie… et la franchirent ensemble.

Puis ils parcoururent d’une vitesse égale l’espace qui séparait la seconde haie de la première.

On vit de nouveau paraître les deux têtes des chevaux au-dessus de la deuxième haie, puis les deux cavaliers la passèrent royalement… encore ensemble.

C’était une course magnifique… les bravos retentirent, pourtant on était douloureusement oppressé.

À la troisième haie, M. de Merteuil eut l’avantage d’une longueur ; mais après le saut, M. de Senneterre, regagnant sa distance, revint tête à tête, et l’on put voir les deux jockeys s’approcher de la dernière et terrible barrière avec une incroyable rapidité.

Je m’étais placé dans la contre-allée, quelques pas avant le but, afin de bien examiner les traits des deux rivaux.

Bientôt on entendit sourdement résonner le sol sous le branle précipité du galop… Rapides, MM. de Senneterre et de Merteuil passèrent devant moi encore tête à tête ; à peine si la moiteur ternissait le vif reflet de la robe de leurs chevaux, qui, les naseaux ouverts et frémissants, allongés, la queue basse, les oreilles couchées, rasaient le sol avec une vitesse merveilleuse.

MM. de Merteuil et de Senneterre, pâles, courbés sur l’encolure, leurs mains nues, collées au garrot, serraient leurs chevaux entre leurs genoux nerveux avec une énergie presque convulsive. Lorsqu’ils passèrent devant moi ils n’étaient pas à dix pas de la barrière ; à ce moment je vis M. de Merteuil donner un vigoureux coup de cravache à son cheval, en l’attaquant en même temps de ses deux éperons, sans doute pour l’enlever plus assurément sur l’obstacle. Le brave cheval s’élança en effet avant son rival, qu’alors il dépassa d’une demi-longueur au plus ; mais, soit que les forces lui manquassent, soit qu’il eût été imprudemment poussé à ce moment, au lieu d’avoir été un instant rassemblé, afin que son saut fut facilité par ce temps d’arrêt, Captain-Morave chargea si aveuglément la poutre que ses pieds de devant s’y engagèrent…

Alors entendant toute cette foule pousser un seul et formidable cri, je vis le cheval et le cavalier culbuter et rouler dans l’allée au moment où M. de Senneterre, plus habile ou mieux monté, faisant faire un bond énorme à son cheval Beverley, franchissait l’obstacle qu’il laissa loin de lui, ne pouvant encore arrêter l’impétueux élan de sa course.

Tout le monde se précipita autour du malheureux M. de Merteuil… N’osant pas en approcher, tant je redoutais cet affreux spectacle, je jetai les yeux du côté où j’avais vu madame de Pënàfiel ; sa voiture avait disparu.

Était-ce avant ou après cet horrible accident ? je ne le sus point…

Bientôt ce mot terrible : — Il est mort ! circula dans la foule…