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tience ; mais, me contenant à cause de l’âge de M. de Pommerive, je lui dis très-sèchement :

— Monsieur, je ne vous comprends pas ; ce que je vous ai dit au sujet de madame la marquise de Pënàfiel, que je n’ai pas d’ailleurs l’honneur de connaître, est la vérité ; elle est, quant à cela, victime d’une médisance, vous devez me savoir gré de vous désabuser d’une calomnie aussi ridicule et…

À ce moment, M. de Pommerive, m’interrompant, me fit signes sur signes, et salua, tout à coup, à plusieurs reprises, et très-profondément, quelqu’un que je ne voyais pas ; car nous causions dans un corridor, et j’avais le dos tourné à l’escalier.

Au morne instant, une voix d’homme me dit très-poliment avec un accent étranger :

— Mille pardons, monsieur, mais madame voudrait passer.

Je me retournai vivement, c’était madame de Pënàfiel accompagnée d’une autre femme, qui allaient entrer dans leur loge, et je gênais leur passage.

Je me rangeai en saluant ; M. de Pommerive disparut, et je me rendis dans ma loge.

J’étais extrêmement contrarié, en songeant que peut-être madame de Pënàfiel m’avait entendu, et comme, après tout, il se pouvait que les autres bruits qui couraient sur elle fussent vrais, j’éprouvais malgré moi une sorte de honte d’avoir paru m’être ainsi établi le défenseur d’une femme que je ne connaissais pas ; puis, prêtant aux autres mes habitudes de défiance et de calcul, il m’aurait été insupportable de penser que madame de Pënàfiel eût pu croire que, l’ayant vue venir, je n’avais ainsi parlé que pour en être entendu et me faire remarquer d’elle.

Une fois dans ma loge, et caché par son rideau, je cherchai dans la salle madame de Pënàfiel ; je la vis bientôt dans une loge des premières, tendue en soie bleue ; elle était assise dans un fauteuil de bois doré, et avait encore sur ses épaules un long mantelet d’hermine. Une autre jeune femme était près d’elle, et l’homme âgé qui m’avait parlé se tenait au fond de la loge.

Bientôt madame de Pënàfiel donna son mantelet à ce dernier ; elle était vêtue d’une robe de crêpe paille, fort simple, avec un gros bouquet de violettes de Parme au corsage ; un bonnet aussi garni de violettes, et tres-peu élevé, laissait son beau front bien découvert, et encadrait ses cheveux châtains, séparés et retenus en bandeaux jusqu’au bas de ses tempes, d’où ils tombaient en longs et soyeux anneaux jusque sur son cou et sur ses blanches épaules : le soir, son teint pâle, rehaussé par un peu de rouge, paraissait éblouissant, et ses deux grands yeux gris brillaient à demi fermés sous leurs longs cils noirs.

Caché derrière mon rideau, je regardais attentivement madame de Pënàfiel à l’aide de ma lorgnette. L’expression de sa figure me parut, ainsi que le matin, inquiète, nerveuse, et surtout chagrine ou ennuyée ; elle tenait sa tête penchée, et effeuillait machinalement un très-gros bouquet de violettes qu’elle avait à la main.

La compagne de madame de Pënàfiel formait avec elle un contraste frappant ; elle semblait avoir dix-huit ans au plus, et la première fleur de la jeunesse s’épanouissait sur son visage frais, régulier et candide ; elle était vêtue de blanc, et ses cheveux, noirs comme l’aile d’un corbeau, se collaient sur ses tempes ; ses sourcils d’ébène se courbaient bien arqués, et ses yeux bleus, un peu étonnés, révélaient cette sorte de joie enfantine d’une jeune fille qui jouit avec une curiosité avide et heureuse de toutes les pompes du spectacle et des délices de l’harmonie.

De temps à autre, madame de Pënàfiel lui adressait la parole presque sans tourner la tête vers elle, la jeune fille semblait lui répondre avec une déférence attentive, bien qu’un peu contrainte.

Quant à madame de Pënàfiel, après avoir jeté deux ou trois regards distraits autour de la salle, elle parut demeurer complètement insensible à la magnifique harmonie de Guillaume Tell, qu’on représentait ce jour-là.

Cette jeune femme avait l’air si dédaigneux, si énervé par la satiété des plaisirs, son front pâle et son visage décoloré, malgré la jeunesse et l’harmonieux contour de ses formes, révélait une indifférence, un chagrin ou un ennui si profond, que je ne savais en vérité s’il ne fallait pas la plaindre.

C’était vers la fin du deuxième acte de Guillaume Tell, au moment du magnifique trio des trois Suisses ; jamais ce morceau, d’une puissance si magique, n’avait peut-être été exécuté avec plus d’ensemble, et ne causa plus d’enivrement ; la jeune fille, assise à côté de madame de Pënàfiel, la tête avidement penchée vers la scène, semblait en extase, puis son front, jusque-là baissé, se redressa tout à coup fier et résolu, comme si cette âme douce et timide eût éprouvé involontairement la réaction entraînante de cet air d’une bravoure si sublime.

Je ne sais si madame de Pënàfiel fut jalouse de l’émotion profonde que ressentait sa compagne, mais comme celle-ci avait paru répondre à peine à une de ses questions, madame de Pënàfiel sembla lui dire quelques mots, sans doute si durs, que je crus voir briller quelques larmes dans les grands yeux de la jeune fille, dont la figure s’obscurcit tout à coup ; puis, quelque temps après, prenant son mantelet de soie, dont elle s’enveloppa à la hâte, elle sortit avec l’homme âgé qui avait accompagné madame de Pënàfiel. Sans doute il la conduisit jusqu’à sa voiture, car il revint bientôt seul.

Je réfléchissais à la signification de cette scène muette, dont j’avais sans doute été le seul spectateur attentif, lorsque M. de Cernay entra dans notre loge et me dit vivement : — Eh bien, est-ce vrai ? madame de Pënàfiel est-elle ici ? Il paraît qu’elle est décidément folle de mon assassin ; c’est charmant. On ne parle que de cela ce soir ; le bruit s’en est répandu avec une rapidité toute télégraphique. Mais où est-elle ? Je suis sûr qu’elle a l’air de ne pas se douter de ce qu’on dit.

— Il est impossible, en effet, de conserver un maintien aussi indifférent, répondis-je à M. de Cernay.

Le comte s’avança, la lorgna, et me dit :

— C’est vrai, il n’y a qu’elle au monde pour braver aussi dédaigneusement le qu’en dira-t-on ! Le soir même de la mort de ce pauvre Merteuil, après tous les propos qui courent, car c’est l’entretien de tout Paris… oser… venir en grande loge à l’Opéra… ça passe en vérité toutes les bornes.

J’examinai attentivement M. de Cernay ; sur son charmant visage je crus lire une expression assez dépitée, pour ne pas dire haineuse, que j’avais déjà cru remarquer lorsqu’il parlait de madame de Pënàfiel. J’eus envie de lui répondre qu’il savait mieux que pas un que tout ce qu’on racontait d’Ismaël était faux et stupide, et que d’ailleurs, de toute façon, madame de Pënàfiel ne pouvait guère agir autrement qu’elle n’agissait ; car, si les bruits étaient fondés, elle devait à soi-même de les démentir par l’extrême et parfaite indifférence qu’elle affectait ; s’ils étaient faux, cette indifférence devenait toute naturelle. — Mais, n’ayant aucune raison pour me déclarer une seconde fois le défenseur de madame de Pënàfiel, je me bornai à faire quelques questions sur elle, après avoir laissé s’exhaler la singulière indignation du comte.

— Quelle est cette jeune femme brune et fort jolie qui accompagnait tout à l’heure madame de Pënàfiel ? lui demandai-je.

— Mademoiselle Cornélie, sans doute, sa demoiselle de compagnie ! Dieu sait la vie que mène la pauvre fille ; sa maîtresse est pour elle d’une dureté, d’une tyrannie sans égale ! et lui fait payer bien cher, dit-on, le pain qu’elle mange. Voilà trois ans qu’elle demeure avec madame de Pënàfiel, et elle en a une si grande frayeur, sans doute, qu’elle n’ose pas la quitter.

Cette interprétation me fit sourire, et je continuai.

— Et cet homme âgé… à cheveux blancs ?

— C’est le chevalier don Luis de Cabrera, un parent de son mari, qui pendant la vie du marquis habitait à l’hôtel de Pënàfiel ; il y habite encore, sert de chaperon à sa cousine, et surveille la tenue de sa maison et de ses équipages, bien qu’elle ait le ridicule d’avoir un écuyer, absolument comme dans l’ancien régime ; un vieux bonhomme qui ne mange pas à l’office et qu’on sert chez lui… Je vous dis que tous ses ridicules sont à ne pas les croire. — Mais, dit le comte en s’interrompant, qui entre dans sa loge ? Ah ! c’est madame la duchesse de X… ; elle vient sans doute lui faire des grâces pour lui amener quelqu’un à son concert, où tout Paris voudrait être invité, car madame de Pënàfiel a ensorcelé Rossini, qui doit tenir le piano chez elle, et y faire exécuter un grand morceau inédit… Ah ! continua M. de Cernay, qui entre maintenant ? C’est le gros Pommerive… Quel pique-assiette. C’est pourtant pour gueuser des diners à l’hôtel de Pënàfiel qu’il va faire mille platitudes au près d’une femme dont il dit pis que pendre.

— Il est de ses amis ? demandai-je à M. de Cernay.

— Il est de ses dîners… voilà tout ; car c’est bien la plus mauvaise langue qui existe au monde, perfide comme un serpent, ne ménageant personne. Mais quel dommage, n’est-ce pas, reprit le comte, que madame de Pënàfiel, avec tant de charmes, une si jolie figure, beaucoup d’esprit, trop d’esprit, une fortune énorme, se fasse aussi généralement détester ?… Mais avouez que quand on ose tout… c’est bien mérité.

— Mais il me semble, lui dis-je, que cette visite d’une femme comme madame la duchesse de X… prouve au moins qu’on ménage assez madame de Pënàfiel pour ne la détester que tout bas.

— Que voulez-vous… le monde est si indulgent !… me répondit naïvement le comte.

— Pour ses plaisirs, lui dis-je, soit ; mais une chose qui m’étonne, c’est, non pas de voir qu’on médise généralement de madame de Pënàfiel, elle me paraît, à part ses défauts, bien entendu, réunir tout ce qu’il faut pour être fort enviée ; mais comment, pour se donner au moins une apparence de maintien, ne se marie-t-elle pas ?

Je ne sais quelle impression ces mots causèrent à M. de Cernay, mais il rougit imperceptiblement, me parut déconcerté, et me dit assez niaisement : — Pourquoi me demandez-vous cela, à moi ?

— Mais, lui dis-je en riant, parce que n’étant que deux dans cette loge, je ne puis guère le demander à d’autres…

Le comte s’aperçut du non-sens de sa réponse, se remit et me dit :

— C’est que je pensais que vous me croyiez beaucoup plus de l’intimité sérieuse de madame de Pënàfiel que je n’en suis réellement. Mais voyez donc, ajouta le comte ; voilà déjà le gros Pommerive sorti de sa loge ; il est à cette heure dans celle des deux belles amies : Oreste et