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CHAPITRE XIII.

L’Opéra.


M. de Cernay m’ayant proposé de prendre une place alors vacante dans une loge qu’il avait à l’Opéra avec lord Falmouth, j’acceptai, et j’y allai le soir même de cette malheureuse course qui avait eu lieu un vendredi.

Comme je montais l’escalier, je fus joint par un certain M. de Pommerive, sorte de bouffon parasite de bonne compagnie âgé de cinquante à soixante ans, et l’homme le plus bavard, le plus curieux, le plus caillette, le plus menteur et le plus médisant qu’on puisse imaginer.

— Eh bien, me dit-il en m’abordant d’un air consterné, vous savez ? Ce malheureux M. de Merteuil est mort !  ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quel épouvantable événement ! Je viens de dîner chez le comte de *** ; je ne sais pas seulement ce que j’ai mangé tant j’étais bouleversé.

— C’est un événement affreux ! lui dis-je.

Affreux, affreux, affreux ! Mais ce qu’il y a de plus affreux, c’est la cause du défi… Vous savez ce qu’on dit ?

— Je sais ce qu’on dit, répondis-je, mais je ne sais pas ce qui est.

— C’est absolument la même chose, reprit M. de Pommerive; mais ne trouvez-vous pas que de la part de madame de Pënàfiel c’est le comble de l’insolence que d’oser venir assister à cette course ? Mais parce qu’elle a une des maisons de Paris les plus recherchées, parce qu’elle a assez d’esprit pour dire les plus sanglantes épigrammes, cette fière et impérieuse marquise se croit tout permis. C’est révoltant !… ma parole d’honneur ; aussi il faut une justice ! Et parce qu’après tout on va chez elle, parce qu’elle vous reçoit bien, parce qu’on y dîne à merveille, il y aurait de l’indignité, il y aurait même de la bassesse, je ne crains pas de le dire, il y aurait de la bassesse à se taire sur un pareil scandale ? On aurait l’air en vérité de s’être inféodé à ses caprices ; on serait de véritables ilotes ! ajouta-t-il avec indignation.

— Vous avez bien raison, lui dis-je, voilà de l’indépendance, un noble dédain des services reçus : rien de plus courageux ! Mais est-il bien avéré que MM. de Merteuil et de Senneterre se soient occupés de madame de Pënàfiel, et que ce motif que vous dites ait été celui de leur défi ?

— Certainement que c’est avéré, puisque tout le monde le croit, puisque tout le monde le répète. Bien entendu qu’eux autres, c’est-à-dire celui qui reste, Senneterre, n’en conviendra jamais, car tantôt, en allant savoir des nouvelles de cet infortuné Merteuil qui n’a survécu que deux heures à sa chute, j’ai rencontré à sa porte M. de Senneterre la figure altérée. J’ai voulu le tâter sur madame de Pënàfiel ; eh bien, l’honorable, le digne jeune homme a eu assez d’empire sur lui-même pour avoir l’air de ne pas comprendre un mot de ce que je voulais lui dire. D’ailleurs, je le crois bien, après le sot rôle que madame de Pënàfiel leur a fait jouer à tous deux pendant cette course… Senneterre ne peut plus maintenant avouer le vrai motif de cette lutte sans passer pour un niais !

— Comment donc cela ? lui dis-je.

— Comment, vous ne savez pas l’excellente histoire du Turc et de la marquise ? s’écria M. de Pommerive avec un élan de joie impossible à rendre.

— Comme je n’avais pas quitté un instant Ismaël de vue pendant la course, je fus curieux de savoir jusqu’à quel point l’histoire allait être vraie ; et je répondis à M. de Pommerive que j’ignorais ce qu’il voulait dire.

Alors cet infernal bavard commença le récit suivant, en l’accompagnant d’une pantomime grotesque et de gestes bouffons qu’il joignait toujours à ses détestables médisances, afin de les rendre plus perfides en les rendant véritablement fort comiques.

— Figurez-vous donc, mon cher monsieur, me dit M. de Pommerive, qu’au moment même où ces deux malheureux jeunes gens, par excès de délicatesse, allaient risquer leur existence pour elle, madame de Pënàfiel se prenait tout à coup de la passion la plus inconcevable et la plus désordonnée pour un Turc… oui, monsieur… pour un infernal scélérat d’une assez belle figure, il est vrai, et de qui ce diable de Cernay s’est engoué ou ne sait en vérité pas pourquoi. Mais enfin se passionner aussi subitement, aussi frénétiquement pour un Turc, concevez-vous cela ? Moi, je le conçois, parce qu’on la dit si capricieuse, si blasée, cette marquise ! que rien ne m’étonne plus d’elle… mais au moins on met du mystère ! mais elle pas du tout.

— Voilà qui est fort curieux, lui dis-je.

— La chose n’est pas douteuse, reprit-il. Cernay, qui était juge, m’a tout raconté, car c’est à lui que madame de Pënàfiel a demandé avec un empressement… en vérité plus qu’indécent, quel était ce Turc ; car dès qu’elle eut remarqué cet original, elle n’a plus eu de pensée, de regards que pour son Turc. (Ici M. de Pommerive prit une voix de fausset pour imiter les exclamations supposées de madame de Pënàfiel.) « Ah ! mon Dieu, qu’il est beau ! D’où est-il ? Ah ! quel beau costume ! Ah ! quelle différence avec vos affreux habits ! » (c’est bien d’elle ! toujours si méprisante !) « Mon Dieu, quelle admirable figure ! Quel air noble, audacieux ! Voilà qui n’est pas vulgaire ! Quel air intrépide ! Comme il monte bravement à cheval ! etc. ; » je supprime encore des et cætera, ajouta M. de Pommerive en reprenant sa voix naturelle, car il y en aurait jusqu’à demain à vous répéter ses exclamations aussi folles que passionnées. Mais croiriez-vous qu’elle ait poussé l’oubli des convenances les plus simples jusqu’à ordonner à ses gens d’approcher davantage sa voiture pour le voir de plus près, ce beau Turc, ce cher Turc !

— Mais vous avez raison, c’était une passion subite et d’une violence tout africaine, dis-je à M. de Pommerive, ne pouvant m’empêcher de sourire de ce début si véridique.

— Mais vous allez voir, ajouta-t-il, vous allez voir le merveilleux de l’histoire ! Voilà qu’un des chevaux de la voiture de madame de Pënàfiel, grâce à cette maudite curiosité, heurta la croupe du cheval du cher Turc ; et le cheval de ruer, de bondir, de sauter… alors, la marquise, éperdue, épouvantée pour son Turc, se met à pousser des cris affreux et lamentables.

— Prenez garde, s’écria M. de Pommerive, en reprenant sa voix de fausset pour imiter le cri d’effroi de madame de Pënàfiel, prenez garde ! saisissez son cheval ! ah ! ciel ! le malheureux ! il va se tuer !!! j’aurai causé sa mort ! Sauvez-le !… au secours !!! Sa mort ! ah ! ce serait le deuil de toute ma vie ! Ismaël ! Ismaël !… Enfin, dit M. de Pommerive en revenant à sa voix naturelle, la marquise perdit tellement la tête qu’elle avait le corps à moitié passé par la portière, toujours en étendant ses bras vers son cher Turc, mais avec des cris si étouffés, mais avec des sanglots si inarticulés, qu’on la croyait folle ou en délire ; joignez à cela qu’elle était pâle comme une morte, qu’elle avait les traits tout bouleversés, les yeux hors de la tête et remplis de larmes, et vous jugerez quelle drôle de scène ça a dû faire. Comme, après tout, ça pouvait passer pour de la sensibilité exagérée, ça aurait pu ne paraître qu’extraordinairement ridicule. ; mais pour ceux qui savaient le fond des choses, c’était pis que ridicule, c’était odieux ; car, puisque madame de Pënàfiel avait déjà tant bravé les convenances, en venant assister à ce malheureux défi dont elle se savait l’objet, au moins aurait-elle dû ne pas se donner si indécemment en spectacle… et pour qui, bon Dieu ? pour un diable de Turc que, cinq minutes auparavant, elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam.

Tout ce que venait de me dire M. de Pommerive était sans doute d’une sottise et d’une fausseté révoltantes ; vingt personnes pouvaient comme moi le démentir, mais au point de dénigrement où on me paraissait en être arrivé envers madame de Pënàfiel, sans que j’en puisse encore pénétrer la raison, ces absurdités devaient trouver de l’écho même parmi les gens de la meilleure compagnie, la calomnie étant des plus accommodantes sur la pâture qu’on lui donne.

— Eh bien ! que dites-vous ? n’est-ce pas abominable ? reprit M. de Pommerive en soufflant d’indignation, ou plutôt des suites de la fatigue que ses gestes mimiques et les éclats de sa voix de tête avaient dû lui causer.

— Je vous dirai, mon cher monsieur, repris-je, que vous avez été très-mal renseigné, et que tout ce que vous venez de me conter là est positivement faux ; je m’étonne seulement qu’un homme d’esprit et d’expérience puisse ajouter foi à de telles sottises.

— Comment cela ?

— J’assistais à la course ; par hasard je me trouvais très-près de la voiture de madame de Pënàfiel, et j’ai tout vu.

— Eh bien ?

— Eh bien ! madame de Pënàfiel a fait ce que tout le monde eut fait à sa place ; elle a demandé indifféremment quel était un homme dont le costume bizarre devait nécessairement attirer l’attention, et lorsque le cheval égyptien, en pointant, faillit à se renverser sur lui et l’écraser, madame de Pënàfiel a ressenti un mouvement de frayeur involontaire et naturel ; alors, mettant sa main sur ses yeux, elle s’est rejetée dans le fond de sa voiture, sans proférer une parole ; voilà tout simplement l’exacte vérité.

Ici M. de Pommerive me regarda d’un air mystérieux qu’il tâcha de rendre le plus fin qu’il lui fut possible, et me dit, en fermant à demi ses petits yeux fauves sous ses besicles d’or :

— Allons, allons, vous êtes aussi sous le charme… vous voilà amoureux… le diable m’emporte si cette marquise en fait jamais d’autres : c’est une véritable sirène.

Cela était si sot, et j’avais parlé si sérieusement, que je rougis d’impa-