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que que voici : « Elle savait être aimée par MM. de Merteuil et de Senneterre, ayant, par une coquetterie inexcusable, encouragé leurs soins rivaux ; elle se trouvait ainsi la première et seule cause de ce défi meurtrier ; aussi, son départ insouciant avant la fin de la lutte avait-il au moins autant scandalisé que sa présence à cette course ; enfin, le soir, son apparition en grande loge à l’Opéra avait semblé le comble de la sécheresse de cœur et du dédain. »

Madame de Pënàfiel ne pouvait croire d’aussi misérables médisances ; quand je l’en eus convaincue, elle me parut douloureusement peinée, et me demanda comment il se faisait que des gens du monde et sachant le monde fussent assez sots on assez aveuglés pour penser qu’une femme comme elle jouerait un tel rôle.

À cela je lui répondis que la bonne compagnie, avec une humilité toute chrétienne, se résignait toujours à oublier sa haute et rare expérience du monde pour descendre jusqu’à la crédulité la plus stupide et la plus bourgeoise, dès qu’il s’agissait d’ajouter foi à une calomnie.

Puis je lui citai l’histoire d’Ismaël. Elle me dit qu’elle avait en effet remarqué et assez admiré en artiste son costume rempli de caractère, et qu’un moment elle avait eu peur de voir ce malheureux homme renversé sous son cheval. Mais quand j’en vins à ces autres propos, et conséquemment à cette autre conviction publique, « qu’elle avait voulu se faire présenter Ismaël, » elle éclata d’un rire fou, et me raconta qu’elle avait dit à l’Opéra à M. de Cernay, qui en fut d’ailleurs fort piqué : « Rien n’est maintenant plus vulgaire que les chasseurs et les heiduques ; quand vous vous serez bien montré avec votre Lion, et que vous en aurez tiré tout le contraste possible, vous devriez me l’envoyer, je le ferais monter derrière ma voiture avec un valet de pied ; ce serait fort original. »

— Eh bien, madame, lui dis-je en riant, voici ces autres médisances, ou plutôt cette autre conviction : « Pendant que MM. de Merteuil et de Senneterre risquaient pour vous plaire leur existence, indifférente à cette lutte téméraire, dont vous saviez l’objet, vous n’aviez d’admiration que pour ce Turc, admiration qui avait éclaté par mille signes et mille transports presque frénétiques ; enfin le soir, paraissant à l’Opéra, malgré la mort d’un de vos plus dévoués admirateurs, votre première pensée fut de prier M. de Cernay de vous présenter Ismaël. Mais pourtant, éclairée par les conseils de vos amis, et voulant fuir la passion profonde que ce sauvage étranger vous avait inspirée, vous aviez pris le parti de vous aller brusquement mettre à l’abri tout au fond de la Bretagne. »

Madame de Pënàfiel me demanda si ce n’était pas M. de Cernay qui faisait courir ces bruits si calomnieux et si mensongers. Comme je tâchais d’éluder cette question, bien que je n’eusse aucune espèce de raison de ménager le comte, elle parut réfléchir un instant et me dit :

« Confidence pour confidence. Monsieur de Cernay, après s’être assez longtemps occupé de moi, a fini par me faire une déclaration… de mariage, qui n’a pas plus été agréée que ne l’aurait été une déclaration d’amour ; car, ne songeant pas à commettre une faute, je ne pouvais sérieusement penser à faire une sottise irréparable. Mais, comme M. de Cernay n’avait pas plus à se vanter de mon refus que moi de ses offres, le secret avait été jusqu’ici scrupuleusement gardé entre nous deux ; maintenant qu’il me calomnie, ce secret n’en est plus un ; faites-en ce que vous voudrez au besoin, et citez vos sources, comme disait toujours mon vénérable ami Arthur Young. Maintenant, quant à ce voyage de Bretagne si précipité, avait ajouté madame de Pënàfiel en riant beaucoup de ces ridicules interprétations, vous me rappelez que ce soir-là à l’Opéra j’ai été bien brusque envers cette pauvre Cornélie, ma demoiselle de compagnie. Je lui avais dit que le lendemain nous partions pour ma terre ; mais elle se mit à me faire mille objections sur le temps, sur le froid, etc., qui finirent par m’impatienter beaucoup, puisque je voyageais bien, moi. Or, ce n’était pas absolument pour fuir ce pauvre diable de Turc que je partais ainsi, mais pour aller tout simplement voir la femme qui m’avait nourrie ; elle était à la mort, et assurait que, si elle me voyait, elle reviendrait à la vie. Comme je suis attachée a cette excellente créature, j’y suis allée ; mais ce qu’il y a de très-curieux, c’est qu’aujourd’hui elle se porte à merveille ; aussi, n’ai-je pas vraiment eu le cœur de regretter ce rude voyage en plein hiver. »

À ce sujet je fis beaucoup rire madame de Pënàfiel en lui disant combien j’avais moi-même profondément plaint sa femme de compagnie d’être exposée à sa tyrannie, etc., etc., en voyant la pauvre fille si chagrine à l’Opéra.

Je ne cite ces particularités, je le répète, que comme type très-vrai, je crois, de la plupart des bruits absurdes qui ont pourtant cours et créance absolue dans le monde, et dont la portée est souvent bien dangereuse.

Tant d’acharnement contre cette jeune femme m’intéressait donc vivement ; d’ailleurs, plus je la voyais dans l’intimité, plus son caractère me semblait souvent inexplicable. Son esprit très-agréable, singulièrement orné, bien que souvent paradoxal et d’un tour scientifique prétentieux (c’était un de ses défauts), avait rarement quelques saillies de gaieté cordiale ou d’entraînement.

Quant à ce qui touchait les sentiments intimes, elle paraissait contrainte, oppressée, comme si quelque douloureux secret lui eût pesé ; puis parfois c’étaient des traits de bonté et de commisération profondément sentie et raisonnée ; bonté qui ne paraissait pas pour ainsi dire naturelle, instinctive, mais plutôt naître de la comparaison ou du souvenir d’une grande infortune, comme si madame de Pënàfiel se fût dit :

— J’ai tant souffert que je dois m’apitoyer.

C’étaient enfin d’autres fois des explosions du mépris le plus acerbe, à propos des envieux et des méchants, qui éclataient en railleries mordantes, n’épargnaient personne, et avaient malheureusement dû lui assurer beaucoup d’ennemis.

Une circonstance m’avait aussi singulièrement frappé, c’est que, malgré ce qu’on disait de sa légèreté, je n’avais vu chez madame de Pënàfiel aucun homme sur un pied d’intimité telle qu’à cette époque on pût lui supposer, ostensiblement du moins, aucun intérêt de cœur.

Si j’aimais madame de Pënàfiel, ce n’était donc pas de cet amour pur, jeune et passionné dont j’avais aimé Hélène ; c’était d’un sentiment où il entrait au moins autant d’affection que de curiosité, et, le dirai-je, de méfiance ; car, si je blâmais les absurdes et calomnieuses visions du monde, je n’étais souvent pas beaucoup plus juste ni beaucoup moins sot.

Quoique je visse très-assidûment madame de Pënàfiel depuis à peu près trois mois, je ne lui avais pas encore dit un mot de galanterie, autant par calcul que par défiance. Je l’avais trouvée trop essentiellement différente du portrait qu’on en faisait dans le monde, pour n’avoir pas, malgré moi, souvent songé à cette excessive fausseté dont on l’accusait.

Ainsi je voulais l’étudier davantage avant de me laisser entraîner au courant très-incertain d’une liaison dont j’aurais redouté l’issue négative ; car, je l’avoue, madame de Pënàfiel était on ne peut plus séduisante.

Entre autres défauts qui chez elle me ravissaient, il y avait surtout sa coquetterie, qui était fort singulière.

Elle n’existait pas dans de fausses prévenances, dans un accueil aussi flatteur, que mensonger, aussi encourageant que trompeur ; non, son caractère était trop fier et trop justement dédaigneux pour quêter ou s’attirer ainsi des hommages.

Cette coquetterie était toute dans la grâce inexprimable que madame de Pënàfiel voulait et savait donner à ses moindres mouvements, à ses poses les plus indifférentes en apparence. Sans doute cette grâce était calculée, raisonnée, si cela peut se dire ; mais l’habitude avait tellement harmonisé cet art enchanteur avec l’élégance native de ses manières, qu’il était impossible de regarder quelque chose de plus délicieux que madame de Pënàfiel.

D’ailleurs, en fait d’exquisitisme, le naturel seul ne peut supporter la comparaison avec la parure étudiée ; autant dire que la fleur pâle et sauvage de l’églantier se peut comparer à la rose pour l’abondance, l’éclat et le parfum.

Madame de Pënàfiel, quant à cela, d’une sincérité charmante, avouait qu’elle avait un plaisir extrême à s’habiller avec le goût le plus parfait, afin de se trouver jolie ; qu’elle aimait beaucoup à voir son attitude gracieuse réfléchie dans une glace ; elle ne comprenait pas enfin qu’on rougit davantage de cultiver et d’orner sa beauté que son esprit ; qu’on ne s’étudiât pas autant à toujours prendre une pose élégante et choisie, qu’à ne jamais parler sans finesse et sans atticisme.

Elle avouait encore qu’elle se plaisait à cette coquetterie beaucoup plus pour elle-même que pour les autres, qui, disait-elle dans ses jours de gaieté, ne la louaient jamais comme il fallait, tandis qu’elle ne manquait pas le terme précis de la flatterie ; aussi préférait-elle de beaucoup ses propres admirations et s’y tenait-elle.

On ne saurait croire en effet jusqu’à quel point madame de Pënàfiel avait poussé cet art d’être charmante à voir.

Ainsi, peignant à ravir, elle avait une sorte de parloir, à la fois salon, bibliothèque et atelier, arrangé avec un goût parfait, et où elle se tenait de préférence. Or, selon son air, sa toilette ou sa physionomie du jour, au moyen de stores et d’anciens vitraux très-habilement combinés, elle se trouvait plus ou moins éclairée, et cela avec la plus admirable, la plus poétique intelligence du coloris et des mille savantes ressources de l’ombre et de la lumière artistement opposées.

Par exemple, lorsque madame de Pënàfiel était nerveuse et pâle, et que, toute vêtue de blanc, ses beaux cheveux bruns, brillant de reflets dorés, arrondis en bandeaux, elle était assise sous un demi-jour qui, tombant d’assez haut, projetait de grandes ombres dans l’appartement, il fallait voir comme cette faible clarté, en s’épanouissant seulement sur son beau front, sur ses joues à peine rosées et sur son cou d’ivoire, laissait tout le reste de son visage dans un merveilleux clair-obscur ! Rien enfin de plus délicieux à regarder que cette blanche et vaporeuse figure qui se dessinait, si doucement éclairée, sur un fond très-sombre.

Puis encore, cette lumière avarement ménagée, qui brillait seulement çà et là comme par étincelles, sur la sculpture dorée d’un fauteuil, sur le pli moiré d’une étoffe, sur l’écaille et la nacre d’un meuble, ou qui éclatait en points scintillants sur la surface arrondie des coupes de porcelaine remplies de fleurs ; cette lumière ainsi distribuée donnait non-seulement une apparence de tableau, et de charmant tableau, à cette figure d’une élégance si achevée, si exquise, mais encore à tous les accessoires qui l’entouraient.

J’avoue d’ailleurs une grande puérilité, c’est que cette manière de