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donner du jour à un appartement m’avait beaucoup plu, parce qu’elle était dans mes idées.

Une chose, à mon avis, des plus choquantes, était l’ignorance complète ou l’oubli déplorable des architectes à ce sujet. Ainsi, sans tenir compte du style, de l’époque, et principalement, s’il s’agit d’une femme, de son extérieur, du type de sa beauté, de sa physionomie, ils croient avoir tout fait, et parfaitement fait, lorsqu’ils l’ont aveuglée au moyen de deux ou trois fenêtres énormes, de dix pieds de hauteur, d’où se répand de tous côtés une nappe de clarté éblouissante. Or, cette lumière si maladroitement prodiguée se neutralise, se perd, ne met en relief ni tableaux, ni étoffes, ni sculptures, parce que, se projetant indifféremment sur tout, elle ne donne de valeur à rien.

En un mot, pour résumer ma pensée, il me semble qu’un appartement (non de réception, mais voué aux habitudes d’intimité) doit être éclairé avec la même étude, avec le même art, avec la même recherche qu’on mettrait à bien éclairer un tableau.

Qu’ainsi, beaucoup de choses doivent être sacrifiées dans l’ombre et dans la demi-teinte, afin de ménager des parties éclatantes.

Alors l’œil et la pensée se reposent avec plaisir, avec amour, avec une espèce de douce rêverie, de poétique contemplation sur cet agencement intérieur…

Sorte de tableau réel, en action, qu’on admirerait déjà si on le voyait représenté sur une toile.

Mais il faut une certaine élévation d’esprit, un certain instinct d’idéalité peut-être exagéré, pour se vouer à cette espèce de culte domestique, et y chercher des jouissances méditatives de chaque minute, qui échappent ou semblent incompréhensibles à beaucoup de gens.

Si j’insiste sur cette particularité, c’est que cette espèce de sympathie entre ce goût de madame de Pënàfiel et le mien me frappa, et qu’il faisait encore valoir sa coquetterie de manières que j’aimais à l’adoration.

À ce propos, je me souviens que je ne trouvais rien de plus sauvage (et je le disais hautement) que les cris furieux de tous les hommes de la connaissance de madame de Pënàfiel, au sujet de ce qu’ils appelaient son intolérable et détestable coquetterie. « C’était, disaient-ils avec un emportement très-curieux, c’était de la part de madame de Pënàfiel des prétentions exorbitantes ! une espèce de pari avec elle-même d’être toujours gracieuse et charmante ! Jamais on ne pouvait la trouver chez elle que mise à ravir ; tout y était calculé, étudié, depuis le jour faible et incertain qui l’éclairait quelquefois, depuis la couleur de la tenture assortie à son teint comme si elle eût dû s’habiller avec cette tenture, jusqu’à celle des fleurs naturelles posées dans un vase, sur sa table à écrire, qui étaient, le croirait-on, ô horreur !  !  ! qui étaient aussi assorties à la couleur de ses cheveux, comme si elle eût dû se coiffer avec ces fleurs ! Mais ce n’était pas tout ; elle avait un pied d’enfant, les plus beaux bras qu’on pût voir, et une main ravissante. Eh bien ! n’était-ce pas insupportable ? On ne pouvait s’empêcher de remarquer, d’admirer ce pied, ce bras, cette main, tant elle possédait d’habileté à mettre ces avantages en évidence. Encore une fois, c’était odieux, insupportable, scandaleux, etc. »

Or, tout cela fût-il vrai, ou plutôt par cela même que tout cela était vrai, y avait-il quelque chose au monde de plus grotesque et de plus saugrenu que d’entendre des hommes, vêtus avec cette espèce de négligence souvent sordide, acceptée je ne sais pourquoi de nos jours pour les visites du matin, et qui allaient ainsi en Chenille (vieille expression très-justement imaginée, qui devrait revivre) passer une heure chez une femme, de les entendre, dis-je, se plaindre outrageusement de ce que cette femme les recevait entourée de tout ce que le goût, l’art et l’élégance pouvaient ajouter à sa grâce naturelle ?

J’avoue qu’au contraire, je trouvais, moi, un plaisir extrême à jouir de toutes les délicieuses coquetteries de madame de Pënàfiel, à contempler enfin, ne fût-ce même que comme un ravissant objet d’art, ce délicieux tableau vivant, quelquefois si animé, quelquefois si triste et si languissant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’oubliais de dire que parmi les plus violents détracteurs de madame de Pënafiel étaient plusieurs jeunes chrétiens de ses amis.

Puisque ces mots sont venus à ma pensée, ils exigent quelques développements ; car le jeune chrétien de salon, type à la fois prétentieux et grotesque, devant bientôt faire place à d’autres ridicules, mérite d’être assez longuement décrit, afin que son souvenir exhilarant ne soit pas à tout jamais perdu.


CHAPITRE XIX.

Du christianisme de salon.


Il existe deux sortes de jeunes chrétiens de salons, les uns prétentieux et grotesques, les autres respectables, parce qu’ils ont du moins des dehors, un langage et des habitudes qui ne font pas le contraste le plus saugrenu avec leur spécialité.

On peut d’ailleurs diviser en deux classes ces mondains apôtres : les jeunes chrétiens qui dansent et ceux qui ne dansent pas. — Cette distinction suffit pour les reconnaître tout d’abord.

Les premiers, les chrétiens danseurs, sont plus ou moins gros et gras, rosés, potelés, bouclés, frisés, cravatés, gourmés, guindés, parfumés. Ce sont les beaux, les cavaliers, les lions de ce christianisme de boudoir, de ce catholicisme de table à thé ; ceux-là boivent, mangent, rient, parlent, chantent, crient, dansent, valsent, galopent, pirouettent, cotillonnent, mazourquent et font l’amour (s’ils peuvent) tout aussi éperdument que le dernier des luthériens ou le moindre petit indifférent en matière de religion. Quelques-uns même, se souvenant que David dansait devant l’arche, se sont ardemment livrés à la cachucha, afin de rendre sans doute un hommage tout chrétien à cette danse adorable qui florit en Espagne, terre catholique s’il en est ; d’autres, plus rigoristes, avant de consentir à rivaliser ainsi avec les Majos les plus déhanchés, demandaient que la cachucha fût baptisée l’Inquisition. La question est encore pendante.

Toujours est-il qu’en voyant ces apôtres en gants glacés et à chevelure pyramidale, arriver tout essoufflés d’un galop, s’abandonner au délire de la valse en dévorant des yeux leur danseuse, et aller ensuite oublier ou rêver tant de charmes dans la brûlante intimité des pierrettes du bal Musard, on ne les croirait pas d’abord beaucoup plus chrétiens qu’Abd-el-Kader.

Pourtant, grâce à quelques révélations indiscrètes sur la topographie des religions divines, à quelques confidences compromettantes sur l’espèce, la durée des peines éternelles, et surtout à leur air de fatuité triomphante, on devine, on pressent bientôt l’ange surnuméraire, sous l’enveloppe terrestre de ces jeunes chrétiens.

Leur seul tort est de ne pas assez dissimuler qu’ils sont du dernier mieux avec Jéhovah, en bonne fortune réglée avec la Providence, qu’ils ont tout plein de bonnes connaissances là-haut, et que les séraphins sont fort leurs serviteurs.

Mais en attendant l’heure de retourner auprès du roi des rois, qui, dans un moment de liesse, a bien voulu nous prêter ces gras chérubins pour égayer nos misères, les jeunes chrétiens danseurs pratiquent assidûment nos joies profanes, sans pour cela négliger les plaisirs sacrés.

En effet, le jeune chrétien danseur doit encore posséder sa chronique d’église et de sacristie, ainsi qu’un habitué d’Opéra possède la chronique des coulisses.

Le chrétien danseur doit donc connaître les prédicateurs à la mode, leurs mœurs, leurs habitudes, leur vie privée, anecdotique ; raconter comment l’abbé *** n’écrit pas ses sermons, — comment l’abbé *** a supplanté l’abbé ***, — comment l’abbé *** a bonne ou mauvaise grâce en prêchant, — comment un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin a cavalièrement rembarré son curé, — comment une âme pieuse a retrouvé sur le chapeau d’une bonne dame d’un âge mûr, mais encore leste et accorte, quelques aunes de superbe dentelle qu’elle avait offertes au jovial curé de S***, pour servir de devant d’autel à son église, etc., etc.

Le chrétien danseur doit, en un mot, savoir quelles sont les meilleures places à l’église pour voir et entendre prêcher, ne jamais manquer la première audition d’un sermon ou d’une conférence, et venir au sortir du prêche en donner des nouvelles et dire s’il a réussi, toujours comme s’il s’agissait d’un nouvel opéra.

Grâce à cette pratique assidue de la chaire et de la sacristie, ainsi qu’à la vigueur de ses jarrets, le chrétien danseur, admis et posé comme tel, jouit alors des privilèges attachés à cette position excentrique.

Chrétien partout, chrétien toujours, au bal, au spectacle, à table, aux champs, à la ville, debout, assis, couché, en songe ou éveillé, il fait de l’intolérance, de l’inquisition, de l’indignation ; — il vous classe d’un mot, — au paradis, — ou en enfer, — il fulmine d’éclatants anathèmes sur la nouvelle Gomorrhe en buvant du punch, ou crie Babylone ! Babylone ! en soupant comme un ogre. Enfin, jetant un terrible cri de désolation, il annonce la prochaine et menaçante probabilité du jugement dernier en dansant le cotillon.

Après quoi, harassé, brisé par les fatigues du prêche et du bal, il se couche, et se trouve bientôt oppressé par un affreux cauchemar. Il rêve qu’il est confesseur, et que sa dernière valseuse, avec laquelle il a pourtant beaucoup admiré l’honnête modestie de Joseph fuyant Putiphar,