vient lui avouer qu’elle a commis toutes sortes de ravissants péchés avec un janséniste, deux calvinistes, cinq molinistes, onze déistes, et elle ne sait plus combien d’athées.
Loin des chrétiens danseurs qui s’épanouissent sous les bougies des lustres, florit modestement dans l’embrasure des portes le jeune chrétien qui ne danse pas. — Si les premiers sont les cavaliers de cette religion de salon, ceux-ci en sont les puritains. — Graves, austères, pâles, maigres, sombres, négligés, plus pudibonds que saint Joseph, ils ont bien de la peine à ne pas se couvrir de cendres, mais ils s’en vont traînant çà et là leur mélancolie et leur vie religieusement pure et limpide. — Distraits de nos joies profanes qu’ils traversent, sans s’y mêler, ils sont tout à leurs divines aspirations, à leurs visions célestes ; tolérants, doux et pitoyables aux erreurs humaines, ce sont les tendres Fénélon de cette église mondaine, tandis que les chrétiens danseurs en sont les impitoyables Bossuet, car le chrétien danseur est implacable, intraitable, inabordable. — Dès qu’il s’agit de faiblesse humaine, pour lui, c’est-à-dire pour les autres, il n’y a pas de milieu, de moyen terme, — l’enfer, le diable et ses cornes, — c’est net, c’est tranché.
Le chrétien qui ne danse pas use, au contraire, extrêmement du purgatoire, les partis extrêmes répugnent à son âme pieuse, délicate et charitable ; il hésiterait bien longtemps, bien longtemps il lui faudrait la preuve de bien terribles iniquités pour le décider à vous dire positivement : Hélas ! mon pauvre cher frère, vous me paraissez devoir appartenir un jour au grand diable d’enfer, si vous ne vous amendez point !
Le chrétien danseur, au contraire, lui, vous y dévoue tout de suite, et à tout jamais, sur la moindre pauvre petite présomption, avec une assurance effrayante.
Quant à l’avenir de l’espèce humaine, le chrétien qui ne danse pas semble espérer encore un peu pour le salut du monde, malgré les erreurs et les crimes des hommes ; il présume, sans pourtant l’affirmer positivement, qu’au terrible jour du jugement dernier il se pourrait bien faire qu’une généreuse amnistie remît aux damnés la fin de leurs peines ; le chrétien qui ne danse pas semble enfin compter beaucoup sur l’inépuisable mansuétude de Dieu, bon comme la force, dit-il ; et, au résumé, on le croirait assez bien informé de la politique céleste, si le chrétien danseur, venant se mêler à la conversation en mangeant une glace, ne renversait pas d’un mot ces heureuses et douces espérances. Ce sont alors des menaces si épouvantables, si formidables, qui sentent si fort le soufre et le bitume, qui vous montrent si certainement un avenir de flammes éternelles, de fourches éternelles, de rôtissoires éternelles, qu’il ne reste plus aux pâles humains qu’à crier désespoir et fatalité, et, en attendant l’effet terrible des prédictions des chrétiens danseurs, qu’à se livrer à un galop sans fin ou à une orgie des deux mondes, digne du festin de Balthazar.
CHAPITRE XX.
Le parloir.
Mais j’arrive à un épisode à la fois bien doux et bien cruel pour mon souvenir, et dont la pensée me fait encore rougir de bonheur et de regrets.
Un jour, je ne sais pourquoi, je me trouvais dans une disposition d’esprit singulièrement haineuse et méfiante ; j’avais ressenti une impression malveillante contre madame de Pënàfiel en m’apercevant de l’influence que sa pensée commençait d’exercer sur moi. Je m’en trouvais irrité, ne croyant pas assez reconnaître la réalité de ce qu’était madame de Pënàfiel pour éprouver un tel sentiment sans le beaucoup redouter.
Ce jour-là j’allai chez elle : contre l’habitude de sa maison, toujours ordonnée à merveille, lorsque les gens de livrée m’eurent ouvert la porte qui fermait le vestibule, je ne trouvai pas de valets de chambre dans le salon d’attente pour m’annoncer. Il fallait, avant d’arriver au parloir de madame de Pënàfiel, traverser trois ou quatre autres pièces dans lesquelles il n’y avait pas de portes, mais seulement des portières. N’étant pas prévenue, il était difficile qu’elle m’entendît arriver, le bruit de mes pas étant absolument amorti par l’épaisseur des tapis.
Je me trouvai donc très-près de la portière qui fermait son parloir, et je pus contempler madame de Pënàfiel avant qu’elle ne m’eût aperçu, à moins que la réflexion d’une glace n’eût trahi ma présence.
Jamais je n’oublierai ma stupéfaction profonde à l’aspect de son visage pâle et désolé ! Il me parut alors révéler l’ennui, le chagrin, le malheur le plus incurable, ou plutôt réunir dans son expression ces trois sentiments arrivés à leur paroxysme le plus désespéré !
Je la vois encore. Elle se tenait habituellement sur une petite causeuse fort basse, en bois doré, recouverte de satin brun semé de bouquets de rosé, devant laquelle s’étendait un long coussin d’hermine qui lui servait à appuyer ses pieds ; à côté de cette causeuse, et adossé au mur, était un petit meuble de Boulle, dont la partie supérieure formait une armoire ; les battants en étaient entr’ouverts, et c’est avec le plus grand étonnement que j’y remarquai un crucifix d’ivoire…
Madame de Pënàfiel avait sans doute glissé de sa causeuse, car elle était moitié agenouillée, moitié assise sur le tapis d’hermine, les deux mains jointes sur ses genoux ; sa figure abattue, à demi tournée vers le Christ, était éclairée par un rayon du lumière qui, éclatant sur son front, y laissait lire une grande douleur.
Il était impossible de voir quelque chose à la fois de plus touchant, de plus beau, et aussi de plus attristant que cette jeune femme, entourée de tous les prestiges du luxe et de l’élégance, ainsi écrasée sous le poids de je ne sais quel chagrin terrible !
Après l’étonnement le plus vif, mon premier mouvement, je l’avoue, fut une contemplation douloureuse ; mon cœur se serra, lorsque je me demandai à quel inexplicable malheur pouvait être en proie cette belle jeune femme, en apparence si heureuse ?
Mais, hélas ! presque aussitôt, par je ne sais quelle désespérante fatalité, ma défiance habituelle, jointe à la réaction involontaire de cette réputation de fausseté qu’avait madame de Pënàfiel, me dit que peut-être j’étais dupe d’un tableau, et qu’il se pouvait que madame de Pënàfiel, m’ayant entendu venir, eût arrangé cette attitude si mélancoliquement affectée… Je dirai tout à l’heure dans quel but.
Je le répète, il était sans doute aussi fou que ridicule de croire à un calcul de coquetterie au milieu d’un chagrin qui semblait si écrasant ; mais, soit que son habitude de toujours vouloir paraître gracieuse eût réagi, presque malgré elle, jusque dans cette attitude en apparence si abandonnée à la douleur ; soit que le hasard l’eût seul arrangée, il était impossible de voir quelque chose de plus admirable que l’expression de ses yeux levés au ciel, que son touchant et humide regard, brillant, si éploré à travers le cristal limpide de ses larmes ; que cette taille souple et mince, si délicieusement ployée sur le tapis ; enfin jusqu’à son cou-de-pied charmant, si élégamment cambré, qui, dans le désordre de la douleur, laissait voir sa cheville et le bas de sa jambe fine et ronde enlacée du cothurne de ses souliers de satin noir ; tout cela était d’un ensemble ravissant.
J’avoue qu’après mon premier étonnement et mes doutes sur la réalité de ce chagrin, mon sentiment le plus vif fut une vive admiration pour des charmes aussi complets…
J’hésitai un instant, soit à entrer brusquement, soit à retourner jusqu’à la porte du salon d’attente et à m’annoncer alors en toussant légèrement ; je me décidai à ce dernier parti : aussitôt les battants du meuble où était le Christ se refermèrent brusquement, et d’une voix très-altérée, madame de Pënàfiel s’écria :
— Mais qui est donc là ?…
J’avançai en m’excusant de n’avoir rencontré personne pour m’introduire. Madame de Pënàfiel me répondit :
— Je vous demande pardon ; mais, me trouvant fort souffrante, j’avais fait défendre ma porte, et je la croyais fermée.
Je lui réitérai mille excuses, et j’allais me retirer, lorsqu’elle me dit :
— Pourtant, si la compagnie d’une pauvre femme, horriblement triste et nerveuse, ne vous effraye pas trop, restez, vous me ferez plaisir.
Lorsque madame de Pënàfiel m’invita de demeurer, et me dit qu’elle avait fait défendre sa porte (ce qui expliquait l’absence de ses gens d’intérieur dans le salon d’attente), je n’hésitai plus un moment à croire que la scène du crucifix n’eût été jouée, et que ses gens n’eussent eu l’ordre de ne laisser entrer que moi.
Ce beau raisonnement était sans doute le comble de la folie et de l’impertinence, cela était parfaitement invraisemblable. Mais je préférais être assez sottement vain pour soupçonner une femme que j’aimais, une femme de la condition de madame de Pënàfiel, de jouer pour me tromper une misérable comédie, que de croire cette femme capable de souffrir d’un de ces moments d’affreuse amertume contre lesquels on demande à Dieu aide et protection !
Si j’avais un moment réfléchi que moi, jeune aussi, et vivant aussi de la vie du monde, je ressentais souvent plus qu’un autre de ces chagrins sans cause, l’état de tristesse dans lequel j’avais surpris madame de Pënàfiel m’aurait paru concevable ; mais non, la défiance la plus incarnée, la crainte de passer pour dupe en éprouvant un sentiment de compassion pour une douleur qui pouvait être feinte, paralysa chez moi tout raisonnement, tout sentiment généreux.
Ainsi, au lieu de sympathiser avec une peine sans doute véritablement sentie, ne voyant là qu’une comédie, je fis à l’instant ces calculs sots et infâmes sans doute, mais qui dans le moment me parurent vraisemblables, ce qui me les rendit, hélas ! si dangereux.
Par suite de son esprit fantasque, me dis-je, madame de Pënàfiel est peut-être piquée de ce que je ne parais pas m’occuper d’elle, non que mon hommage soit le moins du monde à désirer, mais ses projets en sont peut-être dérangés. La voyant très-assidûment, depuis trois mois, je ne lui ai pas même adressé un mot de galanterie, elle ne paraît avoir aucune affection évidente ; selon le monde, cela ne peut être vertus c’est donc mystère. Pourquoi ne voudrait-elle pas à la fois et m’utiliser et se venger de mon indifférence affectée, en me faisant servir de man-