Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/185

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dites… Enfin !!! Si vous allez chez les autres, dès que vous touchez votre seuil, vous dites encore… Enfin !!!

— Dieu merci, madame, répondis-je, sans vouloir comprendre madame de Pënàfiel, qui commençait à être surprise de ma subite conversion aux bonheurs du monde ; je ne dis pas, je vous le jure, enfin ! d’un air aussi désespéré, ni vous non plus, permettez-moi de le croire. Si je dis enfin ! c’est en rentrant chez moi avec la lassitude du plaisir, dont, je le répète, le monde est seulement trop prodigue. Quant à ce que vous appelez sa fausseté, ses mensonges, mais il me semble qu’il a grand’raison de ne pas changer ses dehors toujours riants, gracieux et faciles, pour d’autres dehors qui seraient horriblement ennuyeux. D’ailleurs il ne ment pas ; il ne donne ses relations ni pour solides ni pour vraies ; parlez-lui sa langue, il vous répondra. Ce n’est pas lui qui est égoïste et absolu, c’est vous. Pourquoi vouloir substituer à ces apparences toujours charmantes, et qui lui suffisent de reste, vos prétentions à l’amitié romanesque ? à ces amours sans fin, qui le rendraient maussade, et dont il n’a que faire ? Confiez-vous à lui, entrez franchement dans son enivrant tourbillon, et il vous rendra la vie légère, éblouissante et rapide. S’il vous calomnie aujourd’hui, qu’importe ! demain un autre bruit fera oublier sa médisance de la veille. Et d’ailleurs, voyez s’il croit lui-même aux calomnies qu’il répand ? Vous est-il moins soumis ? est-il moins à vos pieds ? non. Alors, pourquoi donc attacher à ses folles paroles plus d’importance qu’il n’en attache lui-même ? Jouir et laisser jouir, c’est sa devise ; elle est assez commode, je pense : que lui vouloir de plus ?

Madame de Pënàfiel continuait à me regarder avec un profond étonnement. Pourtant, croyant sans doute beaucoup plus aux mille conversations sérieuses que j’avais eues avec elle à ce sujet, qu’à la soudaine légèreté que j’affectais alors, elle ajouta :

— Mais, quand à l’étourdissement des plaisirs du monde a succédé le calme, la réflexion, et qu’analysant ses joies on en reconnaît enfin toute la désolante vanité, que faire ?

— Je suis désespéré, madame, de ne pouvoir vous le dire ; je jouis, et j’espère jouir longtemps et mieux que pas un, de ces plaisirs que vous semblez dédaigner ; aussi ne puis-je croire que jamais ils me semblent pesants ; car c’est justement la fragilité, la facilité, la légèreté des liens du monde qui me les rendent précieux ! Pardon « de l’outrageuse bêtise de ma comparaison, » comme dirait lord Falmouth, mais si jamais l’image si surannée de chaînes de fleurs a été justement appliquée, c’est bien à propos des relations du monde, aussi fleuries, aussi gaies qu’elles sont peu durables et peu incommodes. Mais c’est surtout l’amour, ainsi que l’entend le monde, qui me ravit, madame ! Ne trouvez-vous pas que cet amour est l’histoire du phénix, qui sans cesse renaît de lui-même, toujours plus doré, plus empourpré, plus azuré ? Tout, dans cet amour, n’est-il pas charmant ? tout ! jusqu’à ses cendres, pauvres débris de lettres amoureuses qui sont encore un parfum ? Ne trouvez-vous pas enfin délicieux que, dans ce monde adorable, l’amour suive chez chacun la loi d’une divine métempsycose ? Car, s’il meurt aujourd’hui d’une vieillesse d’un mois, demain ne revit-il pas plus jeune, plus luxuriant que jamais, sous une autre forme, ou plutôt… pour une autre forme ?

Madame de Pënàfiel ne pouvait encore comprendre pourquoi j’affectais une pareille légèreté, alors qu’elle venait de me confier si tristement ses douleurs. Je suivais sur son visage les diverses et pénibles impressions que lui causaient mes insouciantes paroles. Elle crut d’abord que je raillais ; pourtant, je continuai de parler d’un air si dégagé, si impertinemment convaincu, que bientôt, ne sachant que penser, elle me dit en me regardant d’un air stupéfait et presque avec un accent de reproche :

— Ainsi, vous êtes heureux !

— Parfaitement heureux, madame, et jamais la vie mondaine ne m’apparut sous un fantôme plus radieux et plus séduisant.

Madame de Pënàfiel attacha quelques moments sur moi ses grands yeux étonnés, et me dit ensuite d’un ton très-ferme et très-décidé :

— Cela n’est pas… vous n’êtes pas heureux… il est impossible que vous soyez heureux !… Je le sais… avouez-le… et alors je pourrai vous dire…

Puis elle s’arrêta, baissa les yeux comme si elle eût encore retenu un secret prêt à lui échapper.

— Si cela peut vous être le moins du monde agréable, madame, repris-je en souriant, je m’empresse de me déclarer à l’instant le plus infortuné, le plus mélancolique, le plus ténébreux, le plus désillusionné des mortels ; et désormais je ne prononcerai plus que ces mots : anathème et fatalité !

Après m’avoir quelques moments regardé avec un étonnement inexprimable, madame de Pënàfiel dit, comme si elle se fut parlé à elle-même :

— Me serais-je donc trompée ?…

Puis elle reprit :

— Mais non, non, cela est impossible !… Est-ce que si vous étiez heureux et indifférent comme vous affectez de le paraître, l’instinct ne m’en aurait pas avertie ? Est-ce que je serais venue exposer ma douleur et peut-être mes confidences à être méconnues, raillées ? Non, non, mon cœur me l’a bien dit, c’est à un ami que je parle ! à un ami qui aura pitié de moi, parce qu’il souffre aussi !

Cette singulière persistance de madame de Pënàfiel à me vouloir faire avouer des chagrins ridicules, pour s’en moquer sans doute, m’étonna moins encore qu’elle ne m’irrita ; pourtant, je me contins.

— Mais encore une fois, madame, pourquoi vous opiniâtrer ainsi à me voir, ou plutôt à me croire si malheureux ?

— Pourquoi ?… pourquoi ?… me dit-elle avec une sorte d’impatience douloureuse, parce qu’il est certaines confidences que l’on ne fait jamais aux gens heureux ; parce que, pour comprendre l’amertume de certaines peines, il faut qu’il y ait une sorte d’harmonie entre l’âme de celui qui se plaint et l’âme de celui qui écoute la plainte ; parce que si je vous avais cru insouciant, léger, heureux enfin de cette existence frivole, dont vous vantiez tout à l’heure les charmes, jamais je n’aurais songé à vous dire… ce qui me rend si malheureuse, à vous confier un secret qui vous expliquera peut-être une vie qui doit vous avoir paru jusqu’ici bizarre, fantasque, incompréhensible ; jamais enfin je n’aurais songé à vous confier, comme à l’ami le plus vrai, le plus dévoué, comme à un frère enfin, la cause de ce chagrin qui m’accable.

Au point de méfiance où j’étais arrivé, ces mots d’ami, de frère, me firent tout à coup venir à l’esprit une autre idée. Me rappelant alors les réticences de madame de Pënàfiel et mille incidents qui, jusqu’à ce moment, ne m’avaient pas frappé ; pensant que ce chagrin sans nom, ce dégoût de tout et de tous, cet ennui du monde, dont elle se plaignait si amèrement, ressemblait fort à la désespérante réaction d’un amour malheureux ; je crus que madame de Pënàfiel aimait avec passion, que ses sentiments étaient méconnus ou dédaignés, et que je lui paraissais assez sans conséquence pour devenir le discret confident de sa peine et de son délaissement.

Cette dernière hypothèse, en éveillant dans mon cœur la plus âpre, la plus mortelle jalousie, me révéla toute l’étendue de mon amour pour madame de Pënàfiel, et aussi tout le ridicule du nouveau rôle que je jouerais auprès d’elle, si ce soupçon était fondé.

J’allais lui répondre lorsqu’elle fit un mouvement qui, dérangeant les plis de sa robe, découvrit à ses pieds, sur le tapis, un médaillon tombé probablement de l’armoire de Boulle qu’elle avait si brusquement fermée à mon arrivée, pour cacher le crucifix et sans doute ce médaillon. C’était un portrait d’homme ; mais il me fut impossible d’en reconnaître les traits.

Je n’eus plus alors d’incertitude ; toutes mes autres arrière-pensées s’évanouirent devant cette preuve si évidente de la fausseté de madame de Pënàfiel ; alors aigri, torturé par les mille sentiments de jalousie, de colère, de haine, d’orgueil blessé, qui me transportèrent, je me levai, et lui dis avec le plus grand sang-froid :

— Vous êtes mon amie, madame ?

— Oh ! la plus dévouée, la plus sincère, reprit-elle avec une expression de reconnaissance qui éclaira ses traits, jusqu’alors assombris par ma froideur.

— Je puis donc vous parler avec la plus entière franchise ?…

— Parlez-moi comme à une sœur ! me dit-elle en me tendant la main, souriante et heureuse sans doute de me voir enfin en confiance avec elle.

Je pris cette belle main que je baisai ; puis je repris :

— Comme à une sœur ?… comme à une sœur, soit ; car, dans toute cette divertissante comédie, vous me destiniez le rôle d’un frère honorablement niais qui s’apitoie et se lamente sur les amours méprisés de sa sœur.

Madame de Pënàfiel me regarda stupéfaite ; ses yeux étaient fixes ; ses mains retombèrent sur ses genoux ; elle ne trouva pas une parole. — Je continuai.

— Mais il ne s’agit pas encore de cela ; je vais vous dire d’abord… en ami, les diverses convictions qui, grâce à la connaissance que je crois avoir de la franchise de votre caractère, se sont succédées dans mon esprit, depuis votre délicieuse prosternation au pied du crucifix. Quant à cette charmante pantomime, je dois dire que vous avez posé à ravir et tout à fait en artiste… Vos yeux éplorés et levés au ciel, vos mains jointes, votre accablement, vos larmes retenues, tout cela était feint à merveille ; aussi, ne croyant pas du tout à vos chagrins, mais croyant fort à votre talent pour la mystification, talent qui se révélait, à moi, si adroit et si complet… je voulus voir, madame, la comédie jusqu’au bout…

— Une comédie ! répéta madame de Pënàfiel, n’ayant pas l’air de comprendre mes paroles.

— Une mystification, madame, dont je pensais devoir être l’objet ridicule, si j’avais été assez sot pour vous offrir des consolations de cœur, ou vous faire de dolentes confidences, sur la mélancolie, la misanthropie, le désillusionnement de toutes choses, et autres douleurs grotesques qui, selon vous, devaient m’accabler.

— Tout cela est sans doute odieux, me dit madame de Pënàfiel, comme étourdie par un coup imprévu ; tout cela m’épouvante… et pourtant je ne comprends pas…