Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/186

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je vais donc parler plus clairement, madame ; en un mot, les confidences que vous me demandiez devaient, selon moi, servir à divertir vos amis, auxquels vous les eussiez racontées avec cette charmante malice qui vous a si bien réussi lorsque vous m’avez raconté à moi-même… la déclaration de mariage de M. de Cernay.

— Mais c’est affreux, ce que vous dites là ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec effroi ; vous pouvez croire ?…

— Oui, j’avais d’abord cru cela, mais depuis vos derniers aveux de dégoût du monde, de chagrins sans nom, qu’il m’est à cette heure très-facile de qualifier, j’ai reconnu, madame, que le second rôle que vous me destiniez était encore plus sot que le premier ; car après tout, dans le premier, j’amenais une femme de votre condition à jouer les semblants destinés à me mystifier, et puis tout cela était si amusant, si bien joué, que je me trouvais presque fier de servir au développement et à l’application de vos rares qualités pour la bouffonnerie sérieuse.

— Monsieur, s’écria madame de Pënàfiel en se levant droite et fière, songez-vous bien que c’est à moi que vous parlez ?

Mais changeant subitement d’accent et joignant les mains :

— C’est à en perdre la raison ! Je vous supplie de m’expliquer ce que cela signifie, que voulez-vous dire ? Pourquoi aurais-je feint ? quel est le rôle que je voulais vous faire jouer ? Ah ! par pitié, ne flétrissez pas ainsi le seul moment de confiance, d’entraînement involontaire que j’ai eu depuis bien longtemps… Si vous saviez !…

— Je sais, dis-je avec l’expression la plus dure et la plus insultante, tout en m’approchant assez de madame de Pënàfiel pour pouvoir appuyer mon pied sur le médaillon et le briser, je sais madame, que si j’étais femme, et que mon amour fût méprisé par un homme, je mourrais plutôt de honte et de désespoir que de venir conter au premier venu, qui ne s’en soucie guère, des aveux aussi humiliants, aussi burlesques, de la part de celle qui les fait, que révoltants à force de ridicule pour celui qui est obligé de les écouter.

— Monsieur… quelle audace… qui peut vous faire croire ?…

— Ceci ! dis-je en lui montrant d’un regard de mépris le portrait toujours à ses pieds ; puis, appuyant le bout de ma botte sur le médaillon, je le pressai assez pour que le verre éclatât.

— Sacrilège !  !  ! s’écria madame de Pënàfiel en se baissant avec vivacité pour s’emparer du portrait qu’elle serra dans ses deux mains jointes, en me regardant avec des yeux étincelants de courroux et d’indignation.

— Sacrilège soit, car je traite cette divinité-là absolument comme elle vous traite, madame !

Puis, saluant profondément, je sortis.


CHAPITRE XXII.

Contradictions.


Après cette entrevue, mon dépit et ma jalousie furent pendant quelques heures d’une si épouvantable violence, que je regrettai de ne m’être pas montré plus cruel et plus insolent encore envers madame de Pënàfiel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aux transports douloureux qui m’agitaient, je reconnus toute la vivacité de mon amour pour elle, amour dont je n’avais pas jusque-là mesuré la profondeur.

Ce médaillon que j’avais découvert était à mes yeux une preuve trop évidente de la probabilité de mes derniers soupçons, pour que je pusse encore ajouter foi aux défiances qui m’avaient d’abord aigri. Ainsi je ne croyais plus que madame de Pënàfiel eût voulu m’amener à lui faire des confidences pour s’en moquer. Je pensais qu’un autre refusait, méprisait, outrageait peut-être un sentiment qu’à cette heure j’aurais payé du sacrifice de ma vie.

Puis, le calme de la raison succédant aux émotions tumultueuses de l’âme, je réfléchis bientôt plus froidement à la réalité de ma position envers madame de Pënàfiel ; jamais je ne lui avais dit un mot de l’affection que je ressentais pour elle, pourquoi donc m’étonner de la confidence et du secret que je croyais avoir surpris ?

Pourquoi traiter si méchamment une femme qui, souffrant peut-être d’une peine et d’un amour incurables, ignorant d’ailleurs mes sentiments pour elle, et comptant sur la générosité de mon caractère, venait me demander, sinon des consolations, du moins de l’intérêt et de la pitié ?

Mais ces réflexions nobles et sages ne rendaient pas mon chagrin moins amer, ma jalousie moins inquiète. Quel était cet homme dont j’avais voulu briser l’image ? Depuis longtemps je venais assidûment chez madame de Pënàfiel, et pourtant personne ne m’avait paru devoir être l’objet de cette passion méconnue que je lui supposais.

Sa douleur, ses regrets dataient donc de plus loin ? Je m’expliquais alors mille singularités jusque-là incompréhensibles pour moi, et si diversement interprétées par le monde, ses brusques silences, son ennui, son dédain de tous et de tout, et parfois pourtant ses joies vives et soudaines qui semblaient éclater à un souvenir, puis s’éteindre tout à coup dans le regret ou le désespoir. Sa coquetterie de manières si gracieuse et si continuelle avait alors un but ; mais quand ce mystérieux personnage pouvait-il jouir de la vue de tant de charmes ? En vain je cherchais le mot de cette énigme, en me rappelant les réticences de sa dernière conversation, et son embarras dès qu’elle avait été sur le point sans doute de me dire le secret qui l’oppressait.

Mais quel était, et quel pouvait être l’objet de cette passion si fervente et si malheureuse ? de cet amour qui depuis quelques semaines surtout paraissait lui causer une peine plus profonde encore ?

Me sentant aimer madame de Pënàfiel ainsi que je l’aimais, devais-je essayer de lui offrir de tendres consolations ? Pouvais-je espérer d’affaiblir un jour dans son cœur le souvenir déchirant de cette affection : réussirais-je ! l’oserais je ! Torturée par des regrets désespérés, cette âme aussi noble que délicate devait être d’une susceptibilité de douleur si ombrageuse, si farouche, que, de crainte de la blesser à jamais, je ne pouvais sans les ménagements les plus extrêmes lui parler d’un meilleur avenir.

Et pourtant, en venant me demander de m’apitoyer sur ses souffrances, n’avait-elle pas compris, avec un tact exquis et rare, qu’en vous frappant, certains malheurs épouvantables vous revêtent pour ainsi dire d’une dignité si triste et si majestueuse, qu’elle impose aux plus dévoués, aux plus aimants, un respectueux silence… et que les victimes de cette royauté de la douleur sont, comme les autres princes, obligées de parler les premières et de dire : Venez à moi, car mon infortune est grande ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais quelle espérance pouvais-je concevoir, alors même que madame de Pënàfiel aurait cédé à un secret penchant en s’adressant à moi avec tant de confiance ? Mon langage avait été si brutal, si étrange, qu’il m’était impossible d’en prévoir les suites.

Cependant, quelquefois l’excès même de mon insolence me rassurait. Évidemment mes réponses avaient été trop insultantes, trop folles ; elles contrastaient trop avec mes antécédents envers madame de Pënàfiel, pour ne pas lui sembler incompréhensibles. Ayant la conscience de ce qu’elle valait, entourée d’égards et de flatteries, elle devait se trouver plus stupéfaite encore que blessée de mes procédés, et chercher, sans y parvenir, le mot de cette énigme.

Aussi, je ne sais si les regrets ou l’espoir me firent penser ainsi ; mais, bien que j’éprouvasse une grande honte de mon impertinence, je finis par me persuader que l’outrageuse dureté de ma conduite, loin de me nuire, pourrait peut-être me servir, et que je l’aurais calculée, qu’elle n’eût pas été plus habilement résolue.

Dans toute affaire de cœur, l’important, je crois, est de frapper vivement et d’occuper l’imagination ; pour arriver à ce but, rien de plus puissant que les contrastes, aussi est-il surtout nécessaire que l’impression que vous causez diffère essentiellement des impressions jusque-là reçues, lors même qu’il vous faudrait plus tard, à force de charme, de dévouement et d’amour, en faire oublier la réaction, si d’abord elle avait été douloureuse.

Une femme est-elle ordinairement peu entourée, peu flattée, les soins les plus extrêmes, les attentions les plus délicates, les plus recherchées, s’emparent généralement de son esprit, et peu à peu de son cœur, sa vanité jouissant avec délices de ces mille prévenances respectueuses et tendres auxquelles jusqu’alors elle avait été si peu habituée. Ainsi s’expliquent souvent les succès merveilleux de quelques hommes d’un âge plus que mûr, mais d’une grande finesse et d’une rare persistance, qui finissent par dominer absolument quelques jeunes filles ou de très-jeunes femmes.

Une femme est-elle, au contraire, haut placée, continûment et bassement adulée ; des manières dures et dédaigneuses agissent quelquefois sur elle avec une singulière puissance. Peut-être enfin faut-il un peu traiter de telles femmes, ainsi que les courtisans habiles traitent souvent les princes : avec rudesse et brusquerie. Au moins ce nouveau et hardi langage, s’il ne leur plaît pas d’abord, les frappe, les étonne et quelquefois les domine, car ce contraste heurté, tranchant avec les fades et banales redites de tous les jours et de tous les hommes, est souvent loin de nuire à celui qui l’a osé.

Afin d’appliquer ces réflexions à ma position, je me disais : La dureté, le dédain avec lesquels j’ai accueilli les confidences de madame de Pënàfiel, ma colère à la vue du portrait qu’elle me cachait, s’expliqueront par la vivacité de mon amour qu’elle a sans doute deviné ; or, après tout, les emportements causés par un tel motif sont toujours excusables, et surtout aux yeux de la femme qui en est l’objet, et puis, comme elle est noble et généreuse, elle comprendra ce que j’ai dû souffrir lorsque j’ai cru qu’elle allait m’entretenir de ses chagrins de cœur.