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que j’éprouvais de me réhabiliter à vos yeux. — Pourquoi ?… oh ! dites pourquoi cela ? ne suis-je pas digne de votre confiance ?

— Si… si, vous en êtes… vous en serez digne, je le crois… mais… je me reprochais avec amertume de n’être plus assez forte de la pureté de mes actions, de la sincérité de mes regrets pour rester à vos yeux… indifférente aux calomnies du monde… cela doit peut-être m’effrayer pour l’avenir…

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(ici manquent un assez grand nombre de pages du Journal d’un inconnu.)


CHAPITRE XXIV.

Jours de soleil.


Peu de personnes, je crois, ne se sont pas créé une sorte de langage intime et à part qui leur sert à diviser, à classer pour ainsi dire dans leur pensée les différentes phases, les divers événements de leur vie. Ainsi j’appelais autrefois mes jours de soleil ces heures aussi rares que fortunées dont le souvenir resplendit plus tard si magnifiquement dans le cours de l’existence que son magique reflet peut colorer encore les plus pâles ennuis.

Dans la plupart de ces jours, grâce a une de ces heureuses fatalités du destin qui se plaît quelquefois à élever l’homme jusqu’au comble du bonheur possible ; dans ces jours de soleil, tout ce qui nous arrive est non-seulement selon nos désirs, mais encore, si cela se peut dire, presque toujours merveilleusement encadré.

Et qui n’a pas eu dans sa vie son jour de soleil ? un de ces jours où tout paraît heureux et splendide, où l’âme est inondée d’un bien-être inexprimable, où souvent la nature elle-même semble apporter son tribut éclatant à notre félicité ? Si une voix depuis longtemps chérie vous dit en tremblant : — À ce soir !  ! ce soir-là, il se fait que le ciel est pur, les bois verts et touffus, les fleurs étincelantes, l’air saturé de parfums ; enfin, par un hasard adorable, tout ce qui frappe votre vue est riant et paisible. Rien de triste, de sombre, ne vient obscurcir votre lumineuse auréole. Vous faut-il dire avec amour combien vous jouissez de cette rare et divine harmonie ! les expressions naissent pleines de fraîcheur et de grâce ; votre esprit allègre et épanoui brille de mille saillies ; s’il se tait, alors votre cœur parle et murmure d’ineffables tendresses ; puis vous vous sentez si fier, si hardi, si complétement doué, qu’à vos yeux éblouis l’avenir est sans bornes, ses perspectives innombrables, rayonnantes, et il vous semble enfin qu’aucun malheur ne vous peut atteindre sous l’égide du tutélaire et radieux génie qui vous couvre de ses ailes d’or !…

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Depuis que Marguerite m’avait avoué son amour, amour si douloureusement, si longuement combattu par les souvenirs de son bonheur passé, mon incurable défiance devait céder, pour quelque temps du moins, aux preuves de la tendresse la plus enivrante.

Jamais aussi jours ne furent plus heureux et plus beaux que ceux qui suivirent cet aveu.

Presque tous les soirs, en rentrant chez moi, j’avais alors écrit avec délices le memento de ces journées charmantes.

Aussi est-ce avec une sorte de tendre et respectueux recueillement qu’en transcrivant ces lignes sur mon journal je relis ces fragments épars, écrits autrefois pendant une des plus douces périodes de ma vie.

$ I.
Avril 18…

J’ai été assez heureux aujourd’hui pour éviter à Marguerite une minute de chagrin, mais ce pauvre Candid est mort…

Je viens d’assister à son agonie… Brave et digne cheval, pourtant je l’aimais bien !…

Georges ne pleure pas, il est dans un désespoir stupide ; il m’a dit en anglais, avec une indéfinissable, expression, en me le montrant expirant : — Ah ! monsieur ! mourir ainsi… et sans courir contre personne !

Pauvre Candid ! sa fin a été douce au moins ! il a fléchi sur ses genoux, puis il est tombé ; alors deux ou trois fois il a levé sa noble tête, ouvert encore ses grands yeux si brillants… puis, les fermant à demi, poussant un profond soupir, il est mort.

Jamais peut-être je n’ai aimé ni aimerai de la sorte un cheval ; mais il y avait chez celui-ci tant d’intelligence, tant de beauté, tant d’énergie, tant d’adresse, jointe à une intrépidité si franche ! Ne reculant devant rien ; s’agissait-il d’obstacles à la vue desquels bien des chevaux auraient hésité, il arrivait, lui, fier, calme et hardi, et le passait en se jouant… Et puis, ayant toujours l’air si libre et si joyeux sous le frein, on eût dit que ce vaillant animal ne le subissait pas, mais l’acceptait comme une parure.

Pauvre Candid ! c’était mon courage, mon orgueil ! Confiant dans sa force, j’affrontais sans crainte des dangers qui peut-être sans lui m’eussent fait pâlir.

Confiant dans sa vitesse et son opiniâtre énergie, j’acceptais tout pari. Pauvre Candid ! sa vitesse, son opiniâtre énergie, c’est ce qui l’a tué.

Seul parmi mes chevaux il pouvait faire ce qu’il a fait, ce que bien peu feraient, il a vaillamment accompli sa tâche ; il m’a valu un sourire de Marguerite, et puis il est mort.

Pauvre Candid ! je n’ignorais pas à quoi je l’exposais, et maintenant… je ne sais si j’aurais encore le même courage de sacrifice.

Voici pourquoi Candid est mort.

Ce matin nous sommes allés avec Marguerite et don Luis voir le château de ***, qu’elle a envie d’acquérir ; ce château est situé à trois lieues et demie de Paris.

En visitant les appartements, je donnais le bras à Marguerite, nous précédions don Luis et le régisseur de cette terre.

Arrivés dans la bibliothèque, nous avons remarqué un très-beau portrait de femme du dix-septième siècle ; les mains surtout étaient d’une délicatesse et d’une forme adorable.

Si adorable que je trouvais qu’elles ressemblaient à celles de Marguerite.

Elle a nié ; je l’ai suppliée d’ôter son gant et de comparer : la ressemblance était frappante.

Voir de si belles mains sans les tendrement baiser, je ne le pouvais.

Nous entendîmes les pas de don Luis, et nous continuâmes notre examen.

Le château visité, nous revînmes à Paris.

Se trouvant fatiguée de cette course, Marguerite m’avait prié de venir passer la soirée avec elle ; je le lui promis.

En arrivant je la trouvai triste, pâle, visiblement émue.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je.

— Vous allez vous moquer de moi (elle avait les larmes aux yeux) ; mais je n’ai pas retrouvé un bracelet qui me vient de ma mère ; je le portais au bras ce matin ; vous savez le prix que j’y attache, jugez de mon chagrin ; j’ai fait chercher partout, rien… rien !…

À ces mots, je me rappelai presque confusément avoir vu tomber du gant de Marguerite quelque chose de brillant, lorsque je lui baisai la main dans la bibliothèque ; mais, tout au bonheur de ce baiser, cet incident n’avait pu m’en distraire.

— J’attache tant d’idées exagérées sans doute à la possession de ce bracelet, reprit Marguerite, que je serai affreusement malheureuse de ne le pas retrouver ; mais quel espoir ? en ai-je aucun ? Ah ! mon ami, pardon de cette douleur de regrets dans laquelle vous n’êtes pour rien ; mais si vous saviez ce que ce bracelet est pour moi… Ah ! quelle pénible nuit je vais passer, dans quelle inquiétude je vais être !…

Il me vint alors à l’esprit une de ces pensées qu’on a lorsqu’on aime avec idolâtrie.

J’avais un cheval de course d’une grande vitesse, c’était Candid ; il y avait trois lieues et demie de Paris au château de *** ; la nuit était belle, la lune brillante, la route parfaite ; je voulus, pour épargner à Marguerite non-seulement une nuit, mais une heure, mais quelques minutes de chagrin, savoir, dans le moins de temps possible, si le bracelet était resté ou non dans la bibliothèque de ***, quitte à tuer mon cheval.

— Pardon de mon égoïsme, dis-je à Marguerite, mais votre regret et la perte que vous avez faite me font souvenir que j’ai laissé étourdiment une clef à un coffret qui contient des papiers importants ; j’ai toute confiance dans mon valet de chambre, mais d’autres que lui peuvent entrer chez moi, permettez-moi donc d’écrire un mot, que je vais envoyer par ma voiture, pour ordonner d’ôter cette clef et de me l’apporter.

J’écrivis aussitôt ces mots :

« Georges sellera à l’instant Candid, il ira au château de ***, demandera au régisseur s’il n’a pas trouvé un bracelet d’or dans la bibliothèque. Quand Georges recevra cet ordre, il sera dix heures ; il faut qu’à onze heures le bracelet ou la réponse soit à l’hôtel de Pënàfiel. »

La lettre partit.

Il y avait un peu plus de trois lieues et demie de Paris au château de *** ; c’était donc faire plus de sept lieues en une heure, chose possible pour un cheval de la vitesse et du sang de Candid, mais il y avait cent à parier contre un qu’il ne résisterait pas à cette course.

Jusqu’à dix heures, j’eus assez d’empire sur moi pour distraire un peu Marguerite de ses regrets et j’y parvins.

Onze heures sonnèrent, Georges n’était pas de retour.