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À onze heures cinq minutes, un valet de chambre entra portant sur un plateau un petit paquet qu’il me présenta.

C’était le bracelet de Marguerite.

Je ne saurais dire avec quelle ivresse je le pris.

— Me pardonnerez-vous, lui dis-je, la lenteur de mes gens ? ne sachant pas le prix que vous attachiez à ce bracelet, c’est moi qui vous l’avais volé ; mais, voyant votre chagrin, j’ai pris le prétexte d’une clef oubliée pour écrire à mon valet de chambre de m’envoyer un petit paquet qu’il trouverait dans ma cassette.

— Je l’ai… je l’ai… oh ! je le retrouve… je vous pardonne ! s’écria Marguerite en baisant le bracelet avec transport ; puis, me tendant la main, elle ajouta : Ah ! que vous êtes bon d’avoir eu pitié de ma faiblesse, et que je vous sais gré d’avoir envoyé chez vous pour m’éviter quelques moments de chagrin.

J’avoue que, malgré la joie et le bonheur de Marguerite, mon inquiétude fut grande jusqu’à onze heures et demie, que je quittai l’hôtel de Pënàfiel.

À minuit je n’avais plus d’inquiétude.

Pauvre Candid !… il vient de mourir.

J’ai dit à Georges, pour expliquer cette mort, que j’avais parié trois cents louis que Candid irait à *** pendant la nuit, et reviendrait en une heure.

§ II.
Avril 18…

J’ai rencontré Marguerite aux Champs-Élysées.

En parlant de chevaux elle m’a dit : — Mais comment ne faites-vous pas plus souvent courir Candid ? On le dit si vite, si beau, et vous l’aimez tant… oh ! tant, que j’en suis presque jalouse, ajouta-t-elle en riant.

À ce moment, M. de Cernay, qui était à cheval ainsi que moi, s’approcha de la voiture de madame de Pënàfiel, la salua et me dit :

— Eh bien, est-ce vrai ? Candid est mort.

Marguerite me regarda avec étonnement.

— Il est mort, dis-je à M. de Cernay.

— C’est ce qu’on m’avait dit, mais cela ne m’étonne pas : faire plus de sept lieues la nuit, en une heure quatre minutes ! de tel sang que soit un cheval, il est bien difficile qu’il résiste à cette épreuve, surtout sans être en condition. Et votre pari était de trois cents louis, je crois ?

— De trois cents louis.

— Eh bien, entre nous, vous avez fait une folie ; d’abord je vous en ai vu refuser beaucoup plus que cela, et avec raison, car, pour cinq cents louis et plus, vous ne retrouverez jamais un cheval pareil : je vous le dis maintenant qu’il est mort… ajouta-t-il très-naïvement.

— Il en est donc un peu de la réputation des chevaux comme de celle des grands hommes, lui dis-je en riant, la jalousie empêche de les apprécier de leur vivant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le regard de Marguerite me dédommagea presque de la mort du pauvre Candid.

§ III.
Avril 18…

Quelle enivrante journée ! Ce bonheur retentit encore si délicieusement dans mon cœur que je me plais à en écouter les moindres échos.

Il faisait aujourd’hui un temps radieux. Ainsi que nous en étions convenus hier avec Marguerite, je l’ai rencontrée au bois ; sa figure encore un peu pâle semblait s’épanouir et renaître au soleil. Elle se promenait à pied ; avant de la rejoindre, j’ai pendant quelque temps suivi Marguerite dans l’allée des acacias. Rien de plus élégant que sa démarche, que sa taille, dont on devinait la souplesse et la grâce sous le long châle qui l’enveloppait. Longtemps, bien amoureusement aussi, j’ai regardé ses petits pieds soulever à chaque pas les plis ondoyants de sa robe.

Je l’ai rejointe ; elle a beaucoup rougi en me voyant. — Plus que jamais je suis convaincu de la valeur charmante de ce symptôme. Dès qu’il cesse, dès que la vue de l’objet aimé ne fait plus affluer le sang au cœur et au visage, l’amour vif, ardent et jeune a passé ; — une débile et froide affection lui succède ; — l’indifférence ou l’oubli ne sont pas loin.

J’ai pris son bras. — Comme elle s’appuyait à peine sur le mien, je l’ai suppliée d’y peser davantage.

L’air était doux et pur, le gazon commençait à verdir, la violette à poindre, nous avons d’abord peu parlé. — De temps à autre elle tournait sa figure vers moi, et me regardait doucement avec ses grands yeux qui semblaient nager dans un cristal limpide ; puis bientôt, ses narines roses se dilatant, elle me dit avec une sorte d’avidité : Qu’il est bon, n’est-ce pas, d’aspirer ainsi le printemps et le bonheur !

En voyant les hauteurs du Calvaire, nous avons beaucoup parlé campagne, grandes forêts, champs, belle et vaste nature. — Cette conversation a été çà et là entrecoupée de longs silences. Après un de ces silences elle m’a dit : Je voudrais vous voir en Bretagne ; nous ferions de longues, longues promenades, et je vous sèmerais dans nos bois, pour faire plus tard, dans ma solitude, une riche moisson de tendres souvenirs.

J’ai répondu en riant que je ne trouvais rien à lui dire en échange de ces charmantes flatteries, et que je m’en savais presque gré, car rien ne me paraissait plus désespérant que ces gens qui vous remboursent immédiatement un compliment gracieux ou une attention délicate, comme s’ils voulaient se débarrasser à tout prix d’une dette insupportable.

Nous avons rencontré plusieurs hommes et plusieurs femmes de notre connaissance à pied comme nous. Après qu’ils eurent passé, et nos saluts échangés, nous nous sommes avoué en riant notre désir de savoir ce qu’on disait alors à notre sujet.

À propos de cette rencontre, Marguerite m’a dit que Paris lui devenait odieux ; qu’elle avait un beau projet, mais qu’elle ne voulait me le confier que le 1er mai. — Impossible d’en savoir davantage.

À quatre heures, le vieux chevalier don Luis nous a rejoints ; nous avons tous trois continué notre promenade encore quelque temps. Madame de Pënàfiel avait comme moi quelques visites à faire, je l’ai quittée ; elle allait le soir au bal ; nous sommes convenus que j’irais chez elle à dix heures pour avoir la première fleur de sa toilette, dont elle m’avait voulu faire un mystère.

En quittant Marguerite, j’ai été voir madame de ***.

Notre bonheur est décidément très-connu. Autrefois on parlait souvent devant moi de madame de Pënàfiel avec toute liberté ; maintenant on ne prononce presque jamais son nom en ma présence, ou bien on l’accompagne des formules de louanges les plus exagérées. Cette réflexion m’est venue pendant le cours de ma visite à madame de ***.

Un homme de ses amis, tout récemment arrivé d’Italie, et ignorant encore les liaisons du monde, lui a dit, après s’être informé de plusieurs femmes de sa connaissance : À propos, et madame de Pënàfiel ? J’espère que vous allez me raconter comme toujours quelque bonne histoire sur elle ? Voyons, quel est l’heureux ou le malheureux du moment ? Dites-moi donc cela ? Vous me le devez, à moi, qui, arrivant des antipodes, ne suis au fait de rien, et qui sans ces renseignements pourrais faire quelque gaucherie.

— Mais vous êtes fou, a répondu madame de *** rougissant beaucoup, et jetant un regard presque imperceptible de mon côté ; vous savez, au contraire, que je déteste les médisances, et surtout lorsqu’elles ont pour sujet une de mes meilleures amies ; car j’ai pour Marguerite une affection qui date de l’enfance, ajouta-t-elle en appuyant sur ces mots.

— Une de vos meilleures amies ! ah ! c’est charmant, par exemple ! reprit ce diable d’homme qui ne comprenait rien ; une de vos meilleures amies, soit ; mais alors en ce sens, celui qui aime bien, châtie bien ; car vous m’avez fait sur elle cent contes plus divertissants, plus mordants les uns que les autres.

L’embarras de madame de *** devenait extrême, j’en ai eu pitié.

— Je ne suis donc pas le seul, madame, à qui vous ayez tendu ce piège ? lui ai-je dit en riant.

— Un piège ? a repris le nouvel arrivant.

— Un piège, monsieur, ai-je répondu ; un piège rempli de malice, auquel moi-même, un des amis les plus sincèrement dévoués de madame de Pënàfiel, j’ai failli me laisser prendre.

— Ah ! m’en croyez-vous capable ? m’a répondu madame de *** en souriant, sans comprendre encore ce que je voulais dire.

— Certes, madame, je vous en crois capable, car c’est un excellent moyen de connaître les véritables partisans de nos amis ; on dit en apparence un mal affreux de son amie intime, et selon que les personnes de sa connaissance la défendent ou renchérissent encore sur la médisance, on juge ainsi des bienveillants et des malveillants ; aussi, renseignée de la sorte, l’amie intime prend plus tard pour ce qu’elles valent les protestations qu’on lui fait.

— Ah ! vous êtes en vérité d’une indiscrétion insupportable, m’a dit madame de *** en minaudant.

L’arrivant d’Italie était stupéfait. Une nouvelle visite entra, je sortis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À dix heures, je suis allé chez Marguerite. J’espérais l’attendre ; car je trouve toujours délicieux d’être quelque temps seul à rêver dans un salon habité par celle qu’on aime, puis de voir l’appartement tout à coup éclairé pour ainsi dire par sa présence. Je n’eus pas ce plaisir ; c’était elle qui m’attendait. Ce triomphe que je remportais sur les longueurs ordinaires et incommensurables de la toilette, cette attention délicate et rare d’être prête pour me recevoir, me charma.