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Marguerite était adorable ainsi : elle portait une robe de moire verte, très-pâle, garnie de dentelles et de nœuds de rubans roses, d’où s’épanouissaient de grosses roses rosées ; une de ces fleurs dans ses cheveux et une autre au corsage complétaient sa parure. Elle m’avait gracieusement réservé un de ses bracelets à attacher ; je le fis, non sans baiser avec adoration ce bras charmant, si blanc, si frais et si rond.

J’ai voulu savoir les secrets du premier mai. Marguerite m’a dit qu’elle voulait me faire un mystère de ce printemps d’espérance.

Je lui ai raconté ma visite du matin à madame de *** ; nous en avons beaucoup ri, et elle m’a dit être trop heureuse pour penser à la fausseté des autres. Puis, causant d’une très-belle étrangère qui avait produit une assez grande sensation dans le monde, Marguerite m’a remercié très-gaiement de me montrer fort assidu auprès de cette jolie personne. Et pourquoi me remercier de cela ? lui ai-je demandé. Parce qu’un homme n’est jamais plus en coquetterie avec les autres femmes que lorsqu’il se sait bien absolument sûr du cœur où il règne. Aussi, je suis heureuse et fière de vous inspirer cette certitude et cette sécurité.

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— À onze heures elle a demandé sa voiture. Comme je me félicitais de cette liberté qui nous permettait de nous voir si intimement, Marguerite m’a répondu : Cela n’est rien encore ; vous verrez mon premier mai.

Je suis allé un instant à l’Opéra ; il était fort brillant. J’ai trouvé M. de Cernay dans notre loge. Ce qu’il appelle mon bonheur continue toujours de lui être insupportable ; car il ne cesse de me dire combien il est enchanté de la voir si sérieusement attachée ; il fallait que cela finît ainsi un jour ou l’autre, a-t-il ajouté. D’ailleurs elle devait enfin se lasser d’une existence si agitée. Son goût pour Ismaël n’avait été qu’une folie ; son penchant pour M. de Merteuil un caprice ; ses autres aventures mystérieuses, mais pourtant devinées, des écarts d’imagination, tandis que l’affection qu’elle ressentait pour moi était toute autre, etc. Selon mon habitude, je me suis obstiné à nier mon bonheur ; alors M. de Cernay s’est mis à m’accuser d’être dissimulé, de vouloir cacher ce que tout Paris savait, et a fini par me prédire sérieusement que, si je persistais à demeurer ainsi secret, je n’aurais jamais d’ami intime. Prédiction dont je me suis véritablement trouvé très-chagrin.

Je suis allé au bal de madame *** pour rejoindre Marguerite ; en entrant dans les salons je ne l’ai pas longtemps cherchée. Qui expliquera cet instinct, cette singulière faculté, grâce à laquelle il suffit d’une minute et d’un seul regard jeté sur une foule de femmes et d’hommes pour trouver au milieu d’elle la personne qu’on désire vivement de rencontrer ?

Marguerite causait avec madame de *** lorsque j’allai la saluer. Elle m’accueillit avec une grâce charmante et une préférence très-marquée, bien qu’elle fût fort entourée. Je cite cette particularité parce que beaucoup de femmes, dont on a deviné l’intérêt, croient faire une merveille de tact et de finesse en accueillant avec une indifférence affectée, souvent même grossière, les prévenances de celui qu’elles aiment.

Madame de *** est fort vive, fort spirituelle, fort gaie, d’un caractère rempli de franchise et de solidité, indulgente pour le monde, mais nullement banale, et d’une méchanceté cruelle dès qu’on attaque ses amis absents. Marguerite et moi étions en grande confiance avec elle. Toutes deux s’étant mises sur une causeuse, je me suis assis derrière elles, et nous avons fait mille folles remarques sur tout et sur tous. Je ne sais comment on vint à parler de tableaux. Madame de *** m’a dit :

— Je sais que vous avez une charmante collection de tableaux et de dessins ; donnez-nous donc un jour à souper, ainsi qu’à quelques femmes et à quelques hommes de notre connaissance, que nous allions admirer vos merveilles.

— Avec le plus grand bonheur, lui ai-je répondu ; mais il est bien entendu que je n’invite pas les maris ; cela dépare, c’est comme un danseur dans un ballet.

— Mais au contraire, m’a-t-elle dit, à la fadeur maussade, jalouse, enfin presque conjugale, qui règne dans la plupart des liaisons, ce serait très-piquant : beaucoup de maris très-aimables n’ont contre eux que d’être maris ; or, puisque beaucoup ne le sont plus, ils ont mille chances de paraître charmants. Après avoir longuement et gaiement débattu cette question, nous sommes convenus de ce souper avec une proportion raisonnable de maris et d’amants.

Il était assez tard, Marguerite a prié son cousin don Luis de demander sa voiture ; tandis qu’elle l’attendait et que je jetais son mantelet sur ses belles épaules, je lui ai dit à voix basse : À demain onze heures… n’est-ce pas ?

Elle a beaucoup rougi, et m’a légèrement serré la main lorsque je lui ai rendu son éventail et son flacon…

— J’ai compris.

Don Luis lui a offert son bras, et elle est partie.

Rentré chez moi, je viens d’écrire le détail de celle journée si vide en apparence, et pourtant si remplie de joies charmantes.

Joies charmantes qui sont tout et rien : rien si on les isole, tout si on les rassemble. Alors c’est un bonheur épanoui, radieux, émaillé de mille délicieux souvenirs, aussi enivrants que le parfum sans nom d’un bouquet, aussi composé, lui, de mille suaves et fraîches odeurs.

À demain… onze heures…

§ IV.
Avril 18…

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Je suis allé chez elle à trois heures.

Je l’ai retrouvée toujours tendre, affectueuse, mais recueillie, pensive et presque triste.

Cette tristesse n’était pas amère ; elle était douce, remplie de charme et de mélancolie. Les idées qu’elle a émises ont été nobles, sérieuses, élevées.

Ce contraste m’a profondément frappé…

Il y a dans l’âme de certaines femmes d’inépuisables trésors de délicatesse.

Chez celles-là, tout s’épure par le sacrifice, tout s’idéalise par l’ardeur presque religieuse dont elles aiment, par le sentiment des devoirs sacrés qu’elles trouvent dans l’amour, par une sorte de contemplation douloureuse où les plonge toute pensée d’avenir.

Chez nous, l’horizon est bien plus borné.

Une fois notre passion et notre vanité satisfaites par la possession, rien de plus net, de plus tranché que ce que nous éprouvons. Les mieux doués sont encore quelque peu tendres, reconnaissants ; les autres se trouvent souvent rassasiés et maussades.

Chez certaines femmes, au contraire, par cela que les impressions heureuses et tristes, plus tristes qu’heureuses, qui succèdent à l’ivresse des sens, se contrarient et se heurtent ; en elles la mélancolie prédomine, car ce qu’elles éprouvent est indéfinissable. C’est à la fois bonheur et désespoir, regrets et espérance, souvenirs brûlants et honteux, amour plus vif, remords terrible et désir insurmontable de se donner encore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis resté longtemps chez Marguerite. Notre conversation a été délicieuse d’intimité. Elle m’a beaucoup parlé de ma famille, de mon père…

Un moment ces pensées, dont j’étais, hélas ! depuis si longtemps déshabitué, m’ont attristé ; je lui ai tout confié : mon oubli, mon ingratitude, et l’indifférence coupable où me laissait sa mémoire…

Alors, Marguerite n’a pu s’empêcher de fondre en larmes, et m’a dit : — On croit à l’éternelle durée d’autres affections… puisqu’on ose s’y livrer…

J’étais si profondément heureux, que peu à peu je l’ai rassurée. Sa tristesse s’est en partie dissipée, et je ne saurais exprimer avec quelle tendresse ineffable et presque maternelle elle m’a parlé de l’avenir de mes projets, de son impatience de me voir abandonner la vie stérile et oisive que je menais, et dont le vide, m’a-t-elle dit, m’avait causé tant de chagrins.

Je lui ai répondu qu’à cette heure ces reproches n’étaient pas fondés, et qu’il ne fallait pas m’accuser d’être malheureux et inoccupé, puisque, passant ma vie à l’adorer, je me trouvais le plus heureux et le plus délicieusement occupé de tous les hommes.

Comme j’ajoutais mille folies à ce commentaire, Marguerite, me prenant par la main, m’a dit avec une inexprimable expression de bonté, d’amour et de doux reproche, en attachant sur moi ses grands yeux humides de larmes : — Vous êtes bien gai… Arthur !

— C’est que je suis si heureux, si complétement heureux !  !  !

— C’est singulier, m’a-t-elle dit ; moi aussi je suis heureuse, complètement heureuse… et pourtant je pleure ! j’ai besoin de pleurer.

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Puis, je ne sais pourquoi, nous avons parlé de présage, et enfin de divinations et de devins. Comme toujours, nous avons rebattu ce thème usé : Faut-il croire ou non à la prescience de l’avenir ? etc.

Enfin nous sommes convenus de tenter le destin, et de nous rencontrer demain rue de Tournon, chez mademoiselle Lenormand, afin de savoir notre avenir.

J’ai quitté Marguerite à six heures et demie…

Elle a fait défendre sa porte, et m’a dit qu’elle passerait sa soirée à m’écrire.

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Rentré chez moi, et soumis à la seule influence de mes pensées, j’ai été encore plus frappé de la différence profonde qui existait entre les impressions des hommes et celles des femmes.

Ainsi, après cette matinée d’ivresse des sens, autant Marguerite avait besoin de silence, de recueillement et de solitude, autant j’avais besoin,