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rageuse de Cordelia, respirait dans ce beau dessin, profondément empreint du mélancolique et sombre génie de Shakspeare.

L’autre aquarelle offrait une vigoureuse opposition avec la première ; on y reconnaissait toute la rustique et sauvage énergie tudesque. Le lieu de la scène était la vaste et antique cuisine du château du vieux Gœtz, transformée en magasin et en hôpital pendant le siège de son habitation féodale par les troupes de l’empire. Élisabeth, femme de Gœtz, est occupée à panser la plaie d’un blessé, tous les hommes sont aux remparts ; çà et là des enfants et des servantes s’occupent à fondre des balles ou à préparer des vivres pour les assiégés, le vieux Gœtz vient d’entrer, sa physionomie rude, ouverte et belliqueuse, respire la bravoure et l’opiniâtreté indomptable de ce caractère de fer ; armé par-dessus son buffle, il a posé un instant son casque et son arquebuse sur une table massive de chêne ; où est étalée la moitié d’un daim qu’on n’a pas eu le temps de dépecer. Gœtz passe une de ses larges mains sur son front, dont il essuie la sueur, et de l’autre, tenant un large vidercome d’étain, il va étancher sa soif et prendre de nouvelles forces…

« — Tu as bien du mal, pauvre femme ? dit-il à Élisabeth. — Je voudrais l’avoir longtemps, reprend-elle ; mais nous tiendrons difficilement. — Du charbon, madame ! demande une servante. — Pourquoi ? — Pour fondre des balles, nous n’en avons plus. — Comment êtes-vous pour la poudre ? — Nous ménageons nos coups, madame. »

Pour donner une idée des beautés puissantes et variées des principales figures de ce dessin, il suffira de dire qu’elles rendaient toute la sauvage énergie de ces paroles empruntées à Goethe.

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En revenant chez moi, songeant à cet homme inconnu, sans renom, qui m’avait tenu sous le charme irrésistible de son talent, ma jalousie, mon irritation haineuse firent place à une sorte de tristesse plus calme, mais aussi plus douloureuse. Pour la première fois, je rougis de mon oisiveté, en comparant les émotions pures et élevées, les nobles ressources que cet homme que je détestais, que Frank devait trouver dans les arts, à la vie sans but que je traînais si obscurément, sans avoir même le grossier bon sens de jouir pleinement des plaisirs matériels qu’elle m’offrait.

Je ne pouvais néanmoins me le dissimuler, le regret et l’envie étaient les seuls mobiles de ces réflexions. Hélène eût épousé un homme riche, oisif et bien né, dans une position analogue à la mienne, enfin, que je n’aurais pas ainsi pensé ; aussi je songeais avec rage que la renommée mettrait bientôt sans doute, et pour toujours, une distance énorme et insurmontable entre Frank et moi ! Tôt ou tard il donnerait à Hélène, non-seulement la fortune que j’aurais pu lui offrir, mais un nom, un grand nom ! un nom à jamais illustre, peut-être un de ces noms glorieux et retentissants qui font rougir d’orgueil la femme qui le porte !

Oh ! cela, je le répète, me semblait affreux, parce qu’il n’y avait pour moi aucune consolation, aucune espérance possible.

J’en trouvai pourtant, à force de remuer toutes les honteuses misères de mon âme aigrie par l’envie. Je me figurai, avec une joie cruelle, que Frank, malgré tout son talent, toute sa poésie, pouvait être d’un extérieur vulgaire et repoussant, qu’il n’avait pas sans doute reçu cette éducation raffinée dont l’élégance donne aux moindres relations un attrait qu’Hélène, femme d’une si exquise distinction, savait si bien apprécier. Me rappelant, avec une méchanceté puérile, combien peu j’avais rencontré d’hommes de talent ou de génie, qui eussent autant de charme et de noblesse dans les dehors que d’éclat et de splendeur dans l’intelligence, j’espérais que Frank ne ferait pas partie de ce petit nombre de privilégiés.

Le dirai-je ? ce fut avec une incroyable et anxieuse impatience que j’attendis la nuit, afin de me rendre devant les volets de la maison d’Hélène, et de voir si je m’étais trompé au sujet de Frank.

Rien de plus fou, de plus ridicule que cette sorte d’espionnage. Et d’ailleurs pourquoi tourner dans ce cercle fatal ? pourquoi aviver encore une plaie déjà si saignante ? Je ne sais, mais ma curiosité était insurmontable.

Je ne pouvais aller trop tôt devant la maison d’Hélène, de peur d’attirer l’attention des passants. Il était donc dix heures lorsque j’arrivai sur ce boulevard solitaire.

La lumière jaillissait des petites ouvertures des volets, je m’en approchai doucement.

Le salon était éclairé ; mais d’abord je n’aperçus pas Hélène.

Près de la cheminée un homme dessinait à la clarté d’une lampe. Cet homme ne pouvait être que Frank.

En le voyant je me sentis déchiré par la jalousie et la haine, car cet homme me parut très-jeune et remarquablement beau.

La vive lumière de la lampe éclairait son profil, dont le noble contour offrait une ressemblance frappante et extraordinaire avec les traits de Raphaël à vingt-cinq ans ; sa bouche souriait à la fois sérieuse et douce, enfin les cils de ses paupières baissées étaient si longs qu’ils projetaient une ombre sur ses joues d’une pâleur délicate ; ses cheveux châtains, selon la mode des étudiants allemands, tombaient en nombreuses boucles sur son cou, dont on pouvait voir la grâce et l’élégance ; car Frank portait une sorte de robe de chambre de velours noir, sans collet, serrée autour de sa taille par un cordon de soie pourpre ; enfin, sa main blanche et allongée, qui, de temps à autre, agitait un pinceau dans un vase de cristal, était d’une admirable forme.

Rien de plus misérable, sans doute, que mon angoisse presque désespérée à l’aspect de la beauté de Frank. Mais les blessures secrètes et honteuses de l’orgueil, parce qu’elles atteignent les plus profonds replis du cœur, en sont-elles moins douloureuses ?

Pourtant, avec l’insatiable avidité du désespoir qui veut tarir sa coupe amère jusqu’à la lie, je regardai de nouveau dans ce salon, en appuyant mon front brûlant sur l’humide planche des volets.

Je jetai les yeux vers la porte qui communiquait à cette autre pièce où la veille j’avais aperçu le berceau. Cette fois, par cette porte, entièrement ouverte, je vis au fond de cette chambre, Hélène dormant à côté de son enfant.

Frank dessinait toujours en jetant de temps en temps un tendre regard sur ce groupe enchanteur.

De ma vie je n’oublierai le spectacle sublime de ce noble jeune homme, travaillant ainsi dans le silence de la nuit, et le pieux recueillement du foyer domestique, pour assurer l’existence de sa femme et de son enfant, qui reposaient si paisibles sous son égide tutélaire.

Toute la noirceur de mon envie ne put résister à cette scène si simple et si grande ; mon âme, jusque-la froide et inflexible, se sentit peu à peu et doucement pénétrée par l’admiration. Je compris ce qu’il fallait d’espérance et de force à ce jeune homme, d’un talent aussi élevé qu’inconnu, pour lutter contre les jours mauvais malgré les terribles préoccupations d’un avenir incertain.

Qu’Hélène était belle ainsi, que son sommeil paraissait heureux ! quel calme angélique sur ses paupières fermées, quelle sérénité sur son front pur et blanc, entouré de deux bandeaux de cheveux blonds ! avec quelle grâce maternelle elle abandonnait une de ses adorables mains à son enfant, qui tout en dormant la serrait entre ses petits doigts ! Hélène, attentive, la lui avait laissée sans doute de crainte de l’éveiller… Quel charme sérieux enfin répandait sur tous ses traits ce mélancolique et doux sourire de la jeune femme heureuse et fière de sa dignité de mère !

Combien mes regrets furent désolants, avec quelle amertume je songeai de nouveau à tout ce que j’avais perdu en contemplant ce tableau candide et chaste, en admirant cet intérieur si pauvre, et qui paraissait pourtant si béni de Dieu !

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Je ne sais combien de temps je restai absorbé dans ces pensées, mais il devait être tard lorsque je regardai de nouveau dans le salon, car Frank s’était levé, et semblait contempler son ouvrage avec cette fugitive et inexplicable confiance de l’artiste, qui le ravit parfois d’un noble orgueil. Révélation rapide et éphémère, qui, dit-on, ne dure qu’un instant, mais qui, dans ce moment, lui montre son œuvre resplendissante de beautés de toutes sortes ; puis, phénomène étrange, cette lueur divine une fois disparue, ce cri de conscience du génie une fois éteint, l’artiste en garde à peine le souvenir. Cela n’est plus qu’un songe vague et lointain, dont le souvenir l’agite encore sans le rassurer sur lui-même, et il retombe alors dans ses doutes écrasants sur la véritable valeur de son talent ; tortures éternelles des âmes d’élite, qui comparent, avec accablement, les vanités de l’art à la désespérante grandeur de la nature.

Après avoir ainsi contemplé son dessin, Frank sourit tristement, le couvrit, et alla vers un petit bureau situé de l’autre côté de la cheminée, ouvrit un tiroir, y prit une bourse, et, ayant mis à part quelques pièces d’or, il parut soupirer en voyant le peu qui restait…

Presque en même temps, il jeta un rapide et douloureux regard sur sa femme et sur son enfant ; puis, le front appuyé dans ses mains, il resta ainsi accoudé sur le marbre de la cheminée.

Je compris tout.

Sans doute cette noble créature éprouvait alors une de ces craintes affreuses, pendant lesquelles l’inexorable réalité l’écrasait de son poids morne et glacé ! Les ailes radieuses de son brillant génie, un moment déployées, venaient de se heurter à ce terrible et hideux fantôme, toujours béant comme un sépulcre… le besoin ! Et il avait une femme, un enfant… et cette femme était Hélène !

Pourtant, après un moment de réflexion, Frank releva fièrement son beau visage ; son regard, encore humide, brillait alors de courage et d’espoir. Je ne sais si ce fut par hasard, mais ce regard, à la fois si touchant et si énergique, s’arrêta sur la Descente de croix de Rembrandt, une des gravures qui ornaient ce salon.

Aussi, en contemplant ce symbole de la souffrance sur la terre, les traits de Frank redevinrent peu à peu d’une sérénité grave ; sans doute, il eut presque honte de sa faiblesse et de son découragement, en pensant aux immenses douleurs et à l’angélique patience de celui dont le calvaire avait été si haut et la croix si lourde !…

Je revins chez moi plus triste, mais moins malheureux ; quelques bons instincts calmèrent enfin l’ardeur cuisante de mes regrets. Je n’eus pas l’odieuse force d’envier à Frank son bonheur et de me réjouir de cette pauvreté si courageusement soufferte ; l’amour que j’avais eu pour