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Hélène ; le souvenir de ma mère, qui l’avait tant aimée, de mon père, pour qui elle avait été une fille, tout me donna de meilleures pensées. Je voulus leur être utile à tous deux, sans pourtant voir Hélène, et le lendemain, pour arriver à ce but, je me rendis chez lord Falmouth.


CHAPITRE XXVIII.

Départ.


Mon intention était de prier lord Falmouth d’acheter pour moi, mais en son nom, le tableau et les deux aquarelles de Frank ; puis de vouloir bien, toujours en son nom, commander à ce peintre une suite de grands dessins dont les sujets devaient être pris dans Schiller, Shakspeare, Goëthe et Walter-Scott.

Mon but était d’assurer, par ce travail facile et commode, qui ne gênerait en rien l’inspiration nécessaire à de plus grandes œuvres ; d’assurer, dis-je, pour assez longtemps, l’avenir de Frank et d’Hélène, et de délivrer ainsi ce noble jeune homme des tristes et affligeantes préoccupations qui souvent réagissent d’une manière fatale sur les plus beaux génies.

Je m’adressais de préférence à lord Falmouth, parce que, malgré sa réputation d’homme absolument blasé, et son dédaigneux et profond scepticisme de tout et de tous, il était le seul, parmi les gens de ma connaissance, à qui je pusse faire cette confidence délicate. J’avais d’ailleurs quelquefois remarqué chez lui, sans doute en raison de ce vulgaire axiome « que les extrêmes se touchent, » une grande propension, non pas à éprouver, mais du moins à contempler, si cela se peut dire, des émotions jeunes, naïves et heureuses.

Il était assez difficile de pénétrer chez lui avant quatre heures du soir, heure habituelle de son lever ; pourtant je fus introduit.

— Et d’où sortez-vous ? me dit-il ; depuis huit jours on ne vous voit plus nulle part. Je sais bien que madame de Pënàfiel est partie, mais vous n’êtes pas un homme inconsolable, d’autant plus qu’un départ est toujours flatteur… quand on reste…

— J’avais très-sérieusement à vous parler, lui dis-je, craignant que, si la conversation prenait ce ton de légèreté, l’interprétation du service que j’avais à lui demander ne s’en ressentit.

— Et qu’est-ce donc ? me dit-il.

— En deux mots, voici ce dont il s’agit : un jeune peintre, étranger, et d’un très-grand talent, mais jusqu’ici absolument inconnu, a épousé ma cousine germaine, une sœur pour moi, avec laquelle j’ai été élevé, c’est vous dire que je la vénère autant que je l’aime. Un malheureux procès contre ma tante, procès que, pendant un voyage, j’ai pour ainsi dire intenté et gagné malgré moi, par l’abus d’une procuration, dont mes gens d’affaires se sont servis sans me prévenir, a jeté beaucoup de froideur entre ma cousine et moi, du moins de sa part, car, ne sachant pas la vérité, elle a trouvé ma conduite d’une honteuse cupidité. Le gain de ce procès est de peu pour moi ; mais il serait d’un grand secours à ma cousine et à son mari, qui, je vous l’avoue, sont pauvres ; d’un autre côté, ne nous voyant plus, et connaissant l’ombrageuse fierté de cette jeune femme, il me serait absolument impossible de lui restituer ce que j’ai gagné malgré moi. J’ai donc pensé à un moyen qui concilierait tout, si vous aviez l’extrême obligeance de venir à mon aide. Ce jeune peintre a exposé un tableau et deux aquarelles qui révèlent un grand et incontestable talent ; mais son nom est encore obscur. Je désirerais donc que vous achetassiez ces ouvrages comme pour vous, et de plus, que vous lui commandassiez, sous le même prétexte, une suite de grands dessins sur différents sujets de Shakspeare, de Goëthe, Schiller et Scott, jusqu’à la concurrence de 50,000 francs. C’est, vous le voyez, une manière indirecte, non pas de rendre l’argent que m’a fait gagner ce maudit procès, je ne le puis malheureusement pas, mais au moins d’être utile à ma cousine et à son mari, que de plus heureuses circonstances et un travail assuré peuvent placer bientôt à la hauteur qu’il mérite.

Selon son caractère impassible, lord Falmouth ne me témoigna pas la moindre surprise, ne me fit pas la moindre objection ; mais avec la plus aimable obligeance, me promit de faire ce que je lui demandais et nous convînmes d’aller le lendemain au Musée voir les œuvres de Frank.

De plus, il m’offrit de recommander très-instamment cet artiste à cinq ou six très-grands connaisseurs de ses amis, qui devaient bientôt tirer « mon grand peintre » de l’obscurité, s’il avait véritablement le talent que j’annonçais.

J’allai donc le lendemain au Musée avec lord Falmouth, il avait lui-même beaucoup aimé les tableaux ; mais, s’ennuyant de tout, il y demeurait alors très-indifférent. Pourtant il fut frappé de l’inappréciable talent qui se révélait si soudainement dans les œuvres de Frank ; il admira surtout le tableau de Claire et d’Egmont, l’apprécia avec une merveilleuse sagacité, et m’avoua qu’il s’était un peu défié de mon enthousiasme, mais qu’il était obligé de reconnaître là un très-grand peintre.

Lord Falmouth devait se rendre chez Frank le lendemain soir, lui ayant écrit un mot le matin pour savoir s’il pouvait le recevoir.

Sous prétexte de porter à lord Falmouth l’argent destiné à ces acquisitions, j’allai le trouver, poussé par le désir puéril de voir la réponse de Frank : elle était très-simple, mais très-digne, et non pas empreinte de cette prétentieuse modestie ou de cette obséquieuse humilité qui gâtent souvent les plus belles intelligences.

— Si vous voulez venir souper chez moi, dis-je en sortant du salon à lord Falmouth, et après votre visite à notre grand artiste, je vous attendrai… Mais pas plus tard que six heures du matin, ajoutai-je en souriant.

— Je serai chez vous avant minuit, me répondit-il, voici qui vous paraîtra énorme. Le fait est que depuis cinq ou six jours, je ne joue plus ; je suis en veine de gain, et cela m’ennuie. Puis, le jeu par lui-même me paraît décidément stupide, je n’ai pas le courage de jouer assez pour me ruiner, et, comme distraction, la perte et le gain n’en valent pas la peine.

— Et à quelle heure irez-vous donc chez Frank ? lui dis-je.

— Mais à neuf heures, ainsi qu’il me le demande dans sa réponse. À propos de cela, vous me trouverez singulier, ridicule, ajouta lord Falmouth ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer la façon matérielle dont une lettre est écrite, et jusqu’à la manière dont elle est ployée, car je tire toujours de ces remarques de très-certaines inductions sur le savoir-vivre des gens ; et du moins, sous ce rapport, notre jeune peintre me paraît un véritable gentleman.

Je quittai lord Falmouth.

Je ne puis cacher que cette dernière observation de sa part, à propos de ces riens, pourtant si significatifs, qui m’avaient aussi frappé dans la lettre de Frank, me fit éprouver, malgré mes généreuses intentions, un cruel et nouveau sentiment d’envie.

Alors, sans doute par suite de cette jalouse réaction, j’en vins pour la première fois à insulter à ma noble conduite envers Frank et Hélène ; je me moquai de ma délicatesse avec une amère ironie ; je me trouvai ridicule et niais d’obliger ainsi des gens qui ne parlaient sans doute de moi qu’avec dédain ; puis j’arrivai par cet enchaînement de pensées misérables à accuser encore Hélène. Elle ne s’était sitôt consolée que parce qu’elle ne m’aimait pas ; malgré mon amour, mes regrets, mes remords, elle avait été sans pitié pour moi ; son refus de ma main n’était que la folle exaltation d’un faux point d’orgueil. Elle était encore plus fière qu’égoïste et intéressée, me disais-je. Mais heureusement qu’elle ignore la source d’où lui vient ce secours, et qu’excepté lord Falmouth, dont je connais la discrétion et auquel j’ai d’ailleurs caché le véritable prétexte de cette démarche, personne n’est instruit de ma sotte générosité. « Et puis, après tout, ajoutai-je en voulant à toute force trouver un but sordide à ma conduite, le tableau et les dessins me restent !… et lorsque Frank sera connu j’aurai fait une bonne affaire. »

Hélas ! c’est ainsi que je trouvais encore moyen de flétrir et de dénaturer ma bonne et noble action par cette odieuse crainte de passer pour dupe d’un sentiment honorable et élevé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Malgré ces pensées qui vinrent un moment obscurcir le seul rayon de bonheur dont la bienfaisante influence m’eût un peu ravivé, je voulus voir Hélène pour une dernière fois si je le pouvais, et aussi être témoin invisible de la façon dont elle et Frank accueilleraient lord Falmouth.

Je me rendis donc le soir à neuf heures sur le boulevard, ne voulant m’approcher de la maison qu’après l’entrée de lord Falmouth.

Je n’attendis pas longtemps ; bientôt une voiture s’arrêta : c’était la sienne. J’appuyai de nouveau mon front aux volets.

Par une nuance de tact parfait qui me prouva qu’Hélène était toujours la même, il n’y eut rien d’apprêté dans son modeste logis, rien en un mot qui signalât l’attente d’un Mécène. Elle était mise avec son goût et sa simplicité ordinaire.

Lorsque lord Falmouth entra, il salua profondément Hélène, qui l’accueillit avec une réserve polie, pleine de charme et de dignité. Frank, par ses manières, me parut saisir avec une parfaite mesure le point précis où doit s’arrêter la fierté de l’artiste, pour faire place à l’affabilité de l’homme du monde ; puis, sans doute, d’après la demande de lord Falmouth, il lui montra quelques cartons, et je vis sur la figure ordinairement si impassible de ce dernier, se révéler presque de l’enthousiasme à propos de je ne sais quel dessin, tandis qu’Hélène rougissait d’orgueil et de plaisir en entendant ces louanges que Frank recevait avec une sorte de modestie sérieuse pleine de convenance.

Après une visite d’une demi-heure, lord Falmouth prit congé d’Hélène, qui, sans se lever, lui rendit son salut de l’air du monde le plus affable ; Frank sonna, conduisit lord Falmouth jusqu’à la porte du salon et le salua.

Je me cachai quand lord Falmouth remonta en voiture, puis je revins aux volets.

Frank ni Hélène n’étaient plus dans le salon ; ils étaient allés tout deux contempler leur enfant, et je les vis sourire près de son berceau