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Nous arrivâmes à Marseille et bientôt aux îles d’Hyères sans aucun événement remarquable.


CHAPITRE XXX.

Le yacht.


Nous étant seulement arrêtés à Marseille pour changer de chevaux, nous arrivâmes bientôt aux îles d’Hyères. Le yacht de Falmouth se trouvait mouillé dans la baie de Frais-Port, en rade de Porquerolles.

La Gazelle était merveilleuse de luxe et d’élégance ; rien de plus joli, de plus coquet que ce petit navire. Toute sa capacité intérieure avait été réservée à l’habitation de Falmouth. Ce logement, fort commode, consistait en un salon commun et en deux chambres à coucher, ayant chacune une salle de bains. À l’avant étaient les cabines du capitaine et du lieutenant du yacht. Quarante matelots composaient l’équipage ; ils portaient des vestes bleues à boutons armoriés aux armes de Falmouth ! une ceinture de laine rouge serrait leurs pantalons blancs, et un large ruban noir flottait à leur chapeau de paille.

Sur le pont de la goëlette, d’une éblouissante propreté, on voyait huit caronades de bronze sur leurs affûts d’acajou soigneusement cirés ; enfin quelques pierriers de cuivre, une salle d’armes symétriquement remplie de fusils, de pistolets, de sabres, de piques et de haches, complétaient l’armement de ce joli navire.

Le capitaine du yacht que Falmouth me présenta, et qu’il appelait Williams, grand et robuste jeune homme de vingt-cinq ans environ, avait une figure douce et candide. Il était, me dit Falmouth, fils d’un de ses fermiers de Suffolk. La plupart des marins de la goëlette appartenaient aussi à ce comté, où le lord possédait de nombreuses propriétés riveraines de la mer. Le lieutenant du yacht, frère cadet de Williams, s’appelait Geordy. Plus jeune que lui de cinq ou six années, il lui ressemblait extrêmement : même apparence de force, de calme et de douceur.

Les rapports de ces deux jeunes officiers avec Falmouth étaient profondément respectueux : ils l’appelaient monseigneur (milord), et lui les tutoyait avec une familiarité bienveillante et presque paternelle.

Nous entrions dans les premiers jours du mois de juin ; le temps était magnifique ; le vent, assez vif et très-favorable à notre voyage, soufflait du nord. Après avoir consulté Williams sur l’opportunité du départ, Falmouth décida que nous mettrions à la voile le lendemain matin.

Pour faire route vers le sud, il nous fallait aller reconnaître les côtes occidentales de la Corse, de la Sardaigne, de la Sicile, et relâcher à Malte ; puis, après avoir vu le gouverneur et pris dans cette île un pilote, nous devions nous élever au nord-est, et entrer dans l’Archipel grec, afin de nous rendre à Hydra, où Falmouth espérait rencontrer Canaris.

La baie du Frais-Port, lieu de mouillage de la Gazelle, était située au sud de Porquerolles, et seulement fréquentée par des bateaux de pêche ou quelques petits navires sardes, niçards et catalans, qui faisaient le cabotage de ces côtes.

Lorsque nous arrivâmes sur cette rade, nous n’y trouvâmes qu’un grand mystic sous le pavillon sarde qui était à l’ancre assez loin de la Gazelle.

La nuit venue, la lune parut dans tout son éblouissant éclat au milieu d’un ciel magnifiquement étoilé ; l’air était parfumé par la senteur des orangers des jardins d’Hyères.

Falmouth me proposa une promenade sur la côte : nous partîmes. Nous suivions une rampe de rochers fort à pic, élevée de vingt-cinq ou trente pieds au-dessus du rivage qu’elle contournait, et sur lequel venaient paisiblement mourir les lourdes lames méditerranéennes.

Du haut de cette sorte de terrasse naturelle nous découvrions au loin, devant nous, une mer immense, dont le sombre azur était sillonné par une zone de lumière argentée ; car la lune s’élevait toujours brillante et radieuse. À l’ouest on distinguait l’entrée de la baie de Frais-Port, où était mouillé le yacht, et à l’est la pointe montueuse du cap d’Armes, dont les falaises blanches se découpaient hardiment sur le bleu foncé du firmament.

Ce tableau calme et majestueux nous frappa ; aucun bruit ne troublait le profond silence de la nuit ; seulement, de temps à autre, nous entendions le murmure faible et monotone des flots endormis qui se déroulaient sur la grève.

J’étais tombé dans une profonde rêverie, lorsque Falmouth me fit remarquer, à la clarté de la lune, le mystic dont on a parlé qui s’avançait hors de la baie remorqué par sa chaloupe ; quelques minutes après il jeta l’ancre à l’extrême pointe et en dehors du port, comme s’il eût voulu se tenir prêt à mettre à la voile au premier signal.

— Notre yacht passera seul la nuit dans la baie, me dit Falmouth, car le mystic paraît se disposer à partir.

— Entre nous, votre Gazelle n’aura guère à regretter cette compagnie, lui dis-je, car j’ai vu au jour ce bâtiment, et il est impossible de rencontrer un navire d’une plus sordide apparence : comparé à votre goëlette, si élégante et si coquette, il a l’air d’un hideux mendiant auprès d’une jolie femme…

— Soit, me dit Falmouth, mais le mendiant doit avoir de bonnes jambes, je vous en réponds. J’ai aussi remarqué ce bâtiment, il est affreux ; et cependant je suis sûr qu’il marche comme un dauphin… Tenez, regardez l’immense envergure de ses antennes, qu’il vient de hisser.

J’interrompis Falmouth pour lui montrer, à trente pieds au-dessous, son lieutenant Geordy, qui, s’avançant avec précaution le long du rivage, semblait craindre d’être vu. Avait-il à traverser une partie de la grève éclairée par la lune, au lieu de marcher directement, il faisait un détour pour se tapir derrière quelques gros blocs de rochers qui bordaient la côte en cet endroit, et se traînait en rampant.

— Que diable fait donc là Geordy ? dit Falmouth en me regardant avec étonnement.

Nous continuions à suivre Geordy des yeux, lorsque nous le vîmes s’arrêter brusquement, se jeter dans l’enfoncement d’un rocher et s’y blottir.

Par un mouvement d’imitation machinale, Falmouth et moi nous nous arrêtâmes en même temps. Entendant alors un bruit de voix, nous avançâmes la tête avec précaution, et nous vîmes aborder la chaloupe qui avait remorqué le mystic à la pointe de la baie.

Une douzaine de matelots, portant de longs bonnets catalans en laine rouge et des vestes brunes à camail, montaient cette embarcation. Un marin assis à l’arrière la gouvernait ; il était vêtu d’un caban noir, et son capuchon rabattu ne permettait pas de bien distinguer ses traits ; pourtant je ne sais pourquoi l’ensemble de sa figure me laissa une impression désagréable.

Lorsque la chaloupe eut abordé, l’homme au caban resta seul, et jeta aux marins une corde qu’ils amarrèrent à un rocher.

Ces hommes regardèrent d’abord autour d’eux avec inquiétude et circonspection, puis se dirigèrent rapidement vers le gros bloc de rocher qui cachait Geordy.

À leur approche, celui-ci tira de sa poche une paire de pistolets.

Nous nous regardâmes, Falmouth et moi, très-indécis sur ce que nous devions faire ; le rocher était à pic, sa rampe se continuait ainsi fort loin ; en cas d’attaque, il nous devenait impossible de soutenir Geordy autrement que par nos cris, et encore, lorsque nos cris eussent mis en fuite ces marins, en dix minutes leur chaloupe pouvait rejoindre le mystic et appareiller avec lui.

Nous étions dans cette perplexité, lorsque les matelots s’arrêtèrent devant le roc qui servait de retraite à Geordy ; au moyen de pinces de fer, ils soulevèrent péniblement une large pierre, qui fermait une ouverture sans doute très-spacieuse, car ils en tirèrent à la hâte plusieurs caisses et quelques barils fort pesants, qu’ils transportèrent dans la chaloupe.

Au risque de nous faire découvrir, Falmouth partit d’un bruyant éclat de rire, et me dit :

Ce sont tout bonnement de braves Smogglers qui ont caché là leur contrebande, de peur de la visite des douaniers ou des gardes-côtes français, et qui s’apprêtent à remettre en mer cette nuit avec ce fruit défendu. Cela m’explique pourquoi ils ont un navire qui doit si bien marcher.

— Mais, lui dis-je, si cela était, pourquoi le lieutenant de votre brick, qui n’est ni garde-côte ni douanier, viendrait-il les épier ainsi ?

— Vous avez raison, reprit Falmouth, je m’y perds ; voyons donc la fin de tout ceci.

Dix minutes après l’embarquement des caisses, la chaloupe, si chargée qu’elle enfonçait presque au niveau de l’eau, regagna péniblement le mystic qui venait de hisser ses dernières voiles.

À peine l’embarcation avait-elle pris le large que Geordy s’élança de sa cachette, et courut de toutes ses forces dans la direction de la baie où était mouillé le yacht ; mais cette fois le lieutenant, au lieu de se glisser derrière les rochers, suivit le bord de la grève, et les marins de la chaloupe l’aperçurent à la clarté de la lune.

Aussitôt l’homme au caban noir, placé à la poupe, se leva, abandonnant son gouvernail, prit un fusil, et ajusta vivement Geordy.

La lueur brilla dans l’obscurité, le coup partit…

Quoiqu’un second coup de feu eût suivi le premier, Geordy ne nous parut pas blessé, car il continua de courir jusqu’à un détour de la côte où nous le perdîmes de vue.

— Regagnons le mouillage de la goëlette, dis-je à Falmouth, il sera peut-être temps encore de nous rendre à bord de ce mystic, et d’obtenir justice de son attaque.

Tout en courant précipitamment le long de la rampe des rochers, nous voyions toujours la chaloupe forcer de rames pour rejoindre le mystic.

En peu d’instants elle l’eut atteint, fut hissée à bord, et le bâtiment, ouvrant au vent du nord ses grandes antennes, comme deux ailes immenses, disparut bientôt dans les sombres profondeurs de l’horizon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Il est trop tard, dit Falmouth, les voilà partis.

Nous arrivâmes en toute hâte à une misérable auberge, située près de