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l’embarcadère du Frais-Port ; nous y trouvâmes Geordy… Il n’était pas blessé.

— Mais explique-moi donc, lui dit Falmouth, ce que tu as été faire sur la côte, et pourquoi ces misérables viennent de te tirer deux coups de fusil ?

Geordy, fort étonné de voir Falmouth instruit de cette circonstance, lui donna les détails suivants :

Ce mystic sarde, mouillé dans la baie lors de l’arrivée du yacht, devait appareiller très-prochainement. Quoiqu’il eût prétendu être sur son lest, et retourner sans chargement de Barcelone à Nice, la présence de la goëlette anglaise sembla changer les dispositions du capitaine de ce bâtiment.

Son séjour à Porquerolles se prolongeant de plus en plus, Williams et Geordy s’étonnèrent avec raison de voir un pauvre bâtiment de commerce perdre ainsi un temps précieux ; car son équipage se montait à vingt hommes, nombre de matelots déjà singulièrement considérable pour un navire de cette force, qui, demeurant sans emploi, ne pouvait couvrir la dépense considérable de ses frais d’armement. Les deux Anglais, désireux de juger par eux-mêmes de ce que pouvait être ce bâtiment, s’y étaient rendus sous le prétexte de demander un léger service au capitaine. Ils avaient pu examiner l’intérieur du mystic, qui leur sembla beaucoup plus disposé pour la course que pour le commerce ; mais ils n’y virent ni armes ni munitions de guerre, car tout était ouvert, depuis la cale jusqu’au pont ; en vain ils avaient tâché de rencontrer le capitaine, qui n’était autre que l’homme au caban noir. Ce dernier avait toujours éludé cette entrevue.

Enfin, dans leur minutieuse visite à bord de ce mystérieux bâtiment, ainsi que dans leur inspection des papiers du capitaine, les douaniers français n’avaient rien trouvé de suspect.

Au dire de Geordy, parmi les vingt hommes qui formaient l’équipage, on comptait cinq ou six Italiens ; le reste se composait d’Espagnols et d’Américains, qui semblaient un ramassis de forbans à la physionomie sinistre et patibulaire. Ce qui avait surtout contribué à exciter les graves soupçons des Anglais, c’est que presque chaque jour, depuis une certaine absence du capitaine sarde, l’équipage de son bâtiment s’était peu à peu augmenté, et le mystic venait de mettre à la voile avec près de cinquante marins, nombre de matelots exorbitant pour un si petit navire.

— Mais, dit Falmouth à Geordy, pourquoi les as-tu ainsi épiés ce soir ?

— Comme ces gens, que je crois pirates, s’apprêtaient à mettre à la voile en même temps que le yacht de Votre Grâce, ou peut-être avant, lui dit Geordy, je me doutais qu’au moment de partir ils iraient peut-être à terre chercher des armes cachées, puisque nous n’en avions pas vu à leur bord ; aussi, dès que je les ai vus tout à l’heure déborder du mystic avec leur chaloupe, et se diriger vers les rochers du nord, je me suis glissé le long de la côte, et je suis arrivé à temps pour avoir la certitude de ce que nous pensions, mon frère Williams et moi.

— C’est-à-dire que ces gens-là sont réellement des pirates ? dit Falmouth.

— Sans aucun doute, milord ; les caisses sont remplies d’armes, les barils de poudre ; ils avaient trouvé moyen de les déposer là avant la première visite des douaniers français.

— Et les as-tu entendus parler ?

— Oui, milord ; j’ai entendu un matelot américain dire à son camarade en montrant les barils de poudre : — « Voilà de la glu pour prendre la mouche anglaise… » c’est-à-dire la goëlette de Votre Grâce.

— C’est à merveille, dis-je en souriant à Falmouth ; nous sommes encore au port, et voilà les dangers qui commencent. Vous êtes vraiment gâté par le destin…

— Je comprends parfaitement leur projet, reprit Falmouth ; ils comptent sans doute remplacer leur affreux mystic par ma jolie Gazelle. Ce serait pour eux une excellente acquisition ; car, une fois propriétaires de mon yacht, aucun navire de guerre ne pourrait les atteindre, et aucun bâtiment marchand ne pourrait leur échapper.

— Et il est superflu d’ajouter, dis-je à Falmouth, que, comme notre présence les gênerait beaucoup, ils nous jetteront sans doute à la mer de peur des indiscrétions.

— C’est une des conditions habituelles de ces sortes d’échanges ; mais nous y mettrons, j’espère, quelques empêchements, dit Falmouth ; puis il ajouta :

— Je n’ai pas besoin, Geordy, une fois en mer, de te recommander de toujours bien explorer l’horizon pour que nous ne soyons pas surpris par ces drôles. Tu es d’ailleurs un vigilant et brave marin, le digne frère de ton frère. Vous êtes tous deux bercés depuis votre enfance sur l’eau salée ; aussi je dors sans inquiétude dès que le yacht est entre vos mains. Je vous ai vus tous deux face à face avec bien des dangers, au milieu de tempêtes bien affreuses… Eh bien, croiriez-vous, ajouta Falmouth en se retournant vers moi et en me montrant Geordy, croiriez-vous qu’avec cet air doux et timide, lui et son frère sont des lions dans le danger ?…

À cet éloge, Geordy sourit modestement, baissa les yeux, rougit comme une jeune fille, et alla rejoindre son frère Williams pour tout préparer, car nous devions mettre à la voile de la baie de Porquerolles le lendemain matin au soleil levant.


CHAPITRE XXXI.

La traversée.


Nous étions partis de France depuis trois jours ; le vent, jusqu’alors favorable, nous devint contraire à la hauteur de la Sardaigne.

Sans être positivement sûr d’être attaqué par le mystérieux bâtiment, dont le départ avait été si brusque et si hostile, Falmouth avait recommandé au capitaine de son yacht de se tenir continuellement sur ses gardes. Les caronades de la Gazelle furent donc chargées à mitraille, les armes préparées dans le faux-pont, et la nuit un matelot resta continuellement en vigie, afin d’éviter toute surprise.

Je ne pouvais me lasser d’admirer le calme et la douceur des deux jeunes officiers de la goëlette, leur activité silencieuse et le sentiment plein de tendresse qui semblait les attacher l’un à l’autre, et mettre, si cela peut se dire, leurs actions les plus indifférentes à un touchant unisson.

Je remarquai aussi que, lorsque la manœuvre exigeait que Williams ou Geordy fissent devant Falmouth quelque commandement, leur voix savait conserver un accent respectueux pour le lord jusque dans les ordres qu’ils donnaient en sa présence. Cette nuance me parut d’un tact exquis, ou plutôt l’expression d’une nature très-délicate.

Geordy obéissait à Williams, son aîné, avec une soumission joyeuse ; rien enfin n’était plus charmant à observer que la mutuelle affection de ces deux frères, qui à chaque instant s’interrogeaient et se répondaient du regard, s’entendant ainsi, au sujet de mille détails de leur service, avec une rare sagacité, ou plutôt avec une sympathie merveilleuse.

J’avais eu la curiosité de connaître la cabine qu’ils occupaient à l’avant.

J’y vis deux hamacs d’un blanc de neige, une petite table et une commode de noyer luisante comme un miroir ; deux portraits grossièrement mais naïvement peints, dont l’un représentait leur mère, figure grave et douce (ils lui ressemblaient extrêmement tous deux), l’autre leur père, dont les traits mâles et ouverts respiraient la bonne humeur et la loyauté. Entre ces deux portraits, et pour tout ornement, les armes des deux frères se détachaient des lambris de chêne de leur petite chambre.

Souvent, lorsque la goëlette bien en route ouvrait son sillon de blanche écume à travers les eaux paisibles de la Méditerranée, Williams et Geordy venaient s’asseoir côte à côte sur un canon, et là, les bras entrelacés, le visage sérieux et pensif, ils lisaient pieusement une vieille Bible à fermoirs de cuivre, posée sur leurs genoux, n’interrompant leur lecture que pour jeter quelquefois un regard mélancolique sur l’horizon immense et solitaire… distraction qui était encore un hommage à la grandeur de Dieu !

D’autres fois, cette religieuse lecture terminée, les deux frères se livraient à de longues causeries.

Un jour j’eus la curiosité de surprendre une de leurs conversations, je vins m’asseoir près du canon où ils se tenaient d’habitude, et, après quelques mots échangés avec eux, je feignis de m’endormir…

Je les entendis alors se faire de naïves confidences sur leurs espérances, se rappeler les doux souvenirs de leur pays, s’encourager réciproquement à bien servir Falmouth, ce noble protecteur de leur famille, pour lequel ils témoignaient cet attachement respectueux, dévoué, presque filial, que conservaient autrefois chez nous pendant plusieurs générations successives les familles domestiques (dans l’acception féodale du mot)[1] pour les grandes maisons qui les patronnaient.

Quand les deux frères parlaient du lord, c’était toujours sans irrévérence, sans envie, et surtout sans aucun retour amer et jaloux sur leur obscure et pauvre condition.

Une fois, entre autres, ils racontèrent quelques particularités de la vie de Falmouth qui me frappèrent d’étonnement. Cet homme, que j’avais cru si blasé sur tous les sentiments humains, avait mille fois témoigné de la bonté la plus généreuse, de la délicatesse la plus exquise. Williams et Geordy en parlaient avec admiration.

À mesure que je vivais dans l’intimité d’Henri, ma surprise augmentait.

Chaque jour je découvrais en lui les qualités les plus éminentes et les plus opposées au caractère factice ou réel sous lequel je l’avais connu jusqu’alors. Son humeur était d’une sérénité sans égale, sa finesse, sa pénétration prodigieuses, son esprit d’une élévation rare.

Bientôt, dans nos longs entretiens, je remarquai que son ironie devenait moins acérée, son observation moins caustique, son scepticisme moins implacable ; on eût dit que peu à peu il déposait les pièces d’une armure dont il reconnaissait l’inutilité.

C’était alors avec bonheur que je voyais le caractère de Falmouth se transformer ainsi complètement.

  1. C’est-à-dire, faisant partie de la maison ; il ne s’attachait à ce titre aucune idée de servilité : les pages, les écuyers et les gentilshommes étaient domestiques dans cette acception.