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Je me sentais séduit par l’insistance cordiale et touchante avec laquelle il me demandait mon amitié. Je jouissais avidement de ce sentiment vif et sincère, dont j’éprouvais pour la première fois les douceurs consolantes ; aucun sacrifice ne m’eût coûté pour assurer l’avenir de cette affection si précieuse pour moi ; et, comme je l’éprouvais généreusement, vaillamment, je me sentais digne de l’inspirer.

Heureux de ma confiance, c’était avec l’accent de la gratitude la plus profonde que Falmouth me remerciait d’avoir cru à son amitié. Marchant désormais ainsi dans la vie, bien appuyés l’un contre l’autre, me disait-il, toutes ses peines seraient bravées ; car les déceptions de l’amour, de l’orgueil, de l’ambition, toujours si douloureuses, parce qu’elles sont concentrées, devaient perdre toute leur âcreté en s’épanchant dans un cœur ami.

L’accent de sa voix était si vrai, ses traits avaient une expression de sincérité telle, que j’avais complètement oublié ma défiance ; je me livrais avec bonheur à tout l’entraînement d’une affection que je ne connaissais pas encore.

Puis venaient des causeries sans fin dont je ne saurais dire l’attrait. L’imagination de Falmouth était vive et brillante ; son esprit était très-orné. Nous possédions tous deux des connaissances assez variées, assez étendues ; aussi n’eûmes-nous jamais un moment d’ennui, malgré les longues heures de la traversée.

À mesure que notre intimité augmentait, ma croyance en moi et en Falmouth devenait plus grande. Je me sentais heureux et meilleur, un nouvel avenir s’offrait à moi ; j’avais assez de courage pour ne pas soumettre cette félicité si jeune et si fraîche à une desséchante analyse. Je me laissais naïvement aller à des impressions que je trouvais si pures et si bienfaisantes.

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Nous étions en mer depuis cinq jours.

Un soir, assez tard, sur les onze heures, ayant laissé Falmouth dans le salon, je montai sur le pont pour jouir de la fraîcheur de la nuit, et j’allai m’asseoir dans une yole suspendue à l’arrière de la goëlette.

J’étais depuis quelque temps absorbé dans mes rêveries, lorsque le matelot placé en vigie héla un navire qui s’approchait.

Je me levai.

La vigie héla une seconde fois.

Je vis alors presque aussitôt passer silencieusement à contre-bord, et à une très-petite distance de nous, un bâtiment qu’à ses antennes immenses je reconnus pour le mystic sarde de la baie de Porquerolles…

La nuit était claire, la marche du mystic peu rapide ; sur le pont de ce long et étroit navire, un grand nombre d’hommes se pressaient les uns contre les autres.

Au mât était suspendu un fanal. Éclairé par sa lumière rougeâtre et incertaine, je distinguai à l’arrière, et tenant le gouvernail, l’homme au capuchon noir que j’avais déjà remarqué lors de la descente de la chaloupe.

Étrange rencontre dont les suites devaient être bien plus étranges encore !

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Le mystic s’éloigna ; le bruit de son sillage s’affaiblit…

Pendant quelques minutes, je pus encore le suivre des yeux, grâce à la blancheur de ses voiles ; puis elles devinrent moins distinctes, s’effacèrent tout à fait, et je ne vis plus au loin, dans les ténèbres, qu’un point lumineux, qui de temps à autre disparaissait selon le jeu des voiles du mystic, comme une étoile sous un nuage.

À l’apparition de ce bâtiment si suspect, Williams avait ordonné à son frère d’aller chercher Falmouth.

— Eh bien ! Williams, dit celui-ci en montant sur le pont, nous retrouvons donc notre mauvaise connaissance de Porquerolles ?

— Le mystic vient de passer à contre-bord de nous, milord.

— Et quel est ton avis ?

— Sauf l’ordre de Votre Grâce, mon avis serait de nous mettre à l’instant en défense, car je pense que ce pirate, retenu comme nous dans ces parages par les vents contraires, va nous attaquer, ne nous croyant pas prêts à le recevoir, et comptant d’ailleurs sur le nombre de son équipage.

— Prouvons donc à ces forbans qu’ils se trompent, mon brave Williams, et que quarante johns-bulls valent mieux que ce ramassis de drôles, que cet échantillon cosmopolite de gibier de potence. Eh bien ! ajouta Falmouth en m’apercevant, voilà, mon cher, qui se colore à merveille ; cette aventure m’enchante… C’est une excellente introduction à notre fantaisie de Canaris… c’est l’ouverture de notre opéra !…

— En vrais dilettanti, lui dis-je, mettons-nous donc en mesure de faire notre partie, et allons chercher nos armes.

Je descendis dans ma chambre.

Falmouth y entra presque aussitôt que moi.

Autant, sur le pont, il m’avait paru joyeux et résolu, autant je lui trouvai l’air triste et accablé.

Il me prit les mains avec émotion et me dit :

— Arthur… je suis maintenant au désespoir de cette folie !…

— De quelle folie voulez-vous parler ?

— Si vous étiez blessé, dangereusement blessé ! me dit-il en attachant sur moi un regard attendri, je ne me le pardonnerais de ma vie !

— Et ne courez-vous pas les mêmes risques ?

— Sans doute… mais que vous subissiez, vous, les conséquences de ma bizarre fantaisie !… c’est ce que je trouve odieux…

— Quelle idée ! ne faisons-nous pas ce voyage « à frais communs ?… » Ne devons-nous pas tout partager ?… Eh bien ! ceci est un accident de la route, rien de plus. N’étions-nous pas convenus de chercher les aventures en vrais chevaliers errants ? Enfin, vous-même, tout à l’heure, n’aviez-vous pas l’air très-satisfait de cette rencontre ?

— Tout à l’heure j’étais devant mes gens, et je ne voulais pas leur laisser deviner ma pensée… mais à vous, je puis tout dire… Eh bien ! maintenant je suis au désespoir de tout ceci ; et, au lieu de nous amuser à faire les fanfarons, j’ai bien envie de profiter de la vitesse de ma goëlette pour…

— Y pensez-vous ? m’écriai-je ; et que dirait-on au yacht-club ? qu’un de ses membres a pris chasse devant un écumeur de mer ! Et puis, mon cher Henri, lui dis-je en riant, réfléchissez donc que vos craintes sont peu flatteuses pour mon amour-propre.

— Ah ! tenez… cela est affreux ! Pour la première fois de ma vie… je trouve un ami… selon mon rêve… et par ma faute je risque de le perdre ! s’écria Falmouth. Et il se laissa tomber sur une chaise en cachant sa tête dans ses deux mains.

— Mon cher Henri, lui répondis-je, profondément touché de son accent, remercions au contraire le hasard qui nous fournit cette épreuve. L’émotion que nous ressentons tous les deux ne nous montre-t-elle pas que cette amitié nous est déjà bien avant dans le cœur ? Aurions-nous trouvé une révélation pareille dans une pâle uniformité de la vie du monde ? Croyez-moi, voyons dans ceci une bonne fortune ; bénissons-la et profitons-en… C’est au feu que se reconnaît l’or pur…

Un pilotin descendant précipitamment vint prier Falmouth de monter sur le pont.

Cet enfant sorti, Henri se jeta dans mes bras avec effusion et me dit :

— Vous êtes un noble cœur… mon instinct ne m’a pas trompé.

Je restai seul.

Si Falmouth craignait pour moi les chances de ce combat, je les craignais aussi vivement pour lui.

Cette inquiétude me révélait toute l’étendue de l’affection que je lui portais.

Par quel miracle cette amitié s’était-elle si promptement développée ? Comment ses racines étaient-elles déjà si profondes, malgré mes doutes, malgré ma défiance, malgré mon incrédulité habituelle ?

Je ne sais, mais cela était ainsi, et pourtant depuis un mois à peine nous voyagions ensemble.

Peut-être ces progrès si rapides étonneront-ils moins si l’on songe au secret instinct qui nous attirait déjà l’un vers l’autre dès avant notre départ.

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Je pris mes armes.

J’eus alors un moment d’effroyables angoisses…

En pensant au péril que nous allions courir, je craignis d’être lâche… ou plutôt que mon courage ne fût pas à la hauteur d’un noble dévouement ; je me demandais si, dans un danger suprême, je saurais sacrifier ma vie pour sauver celle de Falmouth, et, je l’avoue à ma honte, je n’osai pas me répondre avec certitude…

Je me savais, il est vrai, brave, d’une bravoure froide, assez opiniâtre. J’avais eu un duel, dans lequel mon énergie calme m’avait fait honneur ; mais était-ce là du vrai courage ? Un homme bien né peut-il refuser un duel ? peut-il ne pas s’y comporter décemment ? ne fût-ce que par savoir-vivre ou par orgueil ?

Je ne savais donc pas si j’aurais le courage prime-sautier, fulgurant, qui court au danger comme le fer à l’aimant, qui s’exalte encore dans une mêlée sanglante, et qui, planant au-dessus des dangers, dirige ses coups d’une main sûre et choisit ses victimes.

Je me croyais, je me sentais enfin la bravoure froide et inerte de l’artilleur qui attend sans pâlir un boulet près de sa batterie, mais non l’entraînante intrépidité du partisan qui, le sabre au poing, se précipite avec une ardeur féroce au milieu du carnage.

Et pourtant c’était sans doute dans un combat corps à corps, dans un abordage, que nous allions avoir à défendre notre vie… Et si j’allais faillir !… Et si devant ces étrangers…, si devant Falmouth, j’allais paraître lâche ! ou faible !… si mon instinct de conservation allait me frapper de stupeur !

Non, je ne saurais dire ce qu’il y eut d’épouvantable dans ce moment d’hésitation et d’incertitude sur moi-même…

Mais, je l’avoue, ce que je redoutais le plus, c’était dans le cas où la vie de Falmouth eût absolument dépendu de mon courage, c’était de me trouver au-dessous de ce noble devoir.

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CHAPITRE XXXII.

Le combat.


Je remontai sur le pont.

J’avais pris une carabine à deux coups et une pesante hache turque